DANIEL J. BERGER

Troisième lettre de Toscane écrite lors d’un voyage-dégustation organisé par la FIJEV* à l’occasion des prix annuels décernés au nom de la Région Toscane, sur une sélection d’environ 500 vins, par un grand jury de 60 professionnels réunis à Sienne. On est aujourd’hui dans la patrie du Brunello, emblématique de la Toscane.

À 10h du matin il fait presque nuit, on distingue à peine le Monte Amiata, le plus au nord de la chaîne de volcans faisant séparation entre la Maremme – cette zone lacustre achevée d’assainir au siècle dernier, et où a été planté le vignoble supertoscan il y a 30 ans –, et le Val d’Orcia. Des entrailles du mont Amiata (ci-dessous par temps clair) la géothermie a été domestiquée en thermalisme – Bagno Vignoni, San Casciano, San Filippo et toute la région jusqu’à la Maremme. Chauds ou froids, dans le coin les cours d’eau souterrains pullulent.

Monte Amiata

Ce matin du 3 décembre les cyprès sont en noir et blanc. Des coups de projecteurs éclaboussent d’un blanc laiteux les collines gris foncé puis s’éteignent, le ciel anthracite est troué par instants de faisceaux célestes, comme dans les allégories triangulaires du dieu tout-puissant des églises. L’environnement est dit-on magnifique, classé au Patrimoine de l’Unesco en 2004, mais dans cette grisaille épaisse, on ne voit rien.

Du bus on aperçoit quatre cyprès solitaires semblant descendre la pente de l’azienda Cupano, un des rares domaines viticoles à avoir pris pour logo cet arbre gringalet, teinté en ocre. Cupano est la propriété d’un ex-chef opérateur de cinéma français, Lionel Cousin, qui fait des vins merveilleux, à l’instar de son confrère Mike Seresin qui, lui, continue le cinéma même en étant devenu l’un des premiers producteurs de vin en Nouvelle-Zélande.

Nous arrivons à la tenuta Corte Pavone, située sur la commune de Montalcino, celle du prestigieux Brunello. D’un coup le soleil est apparu, éclatant, ciel bleu fond d’écran de Mac, plus aucun nuage : de la salle de dégustation, un vrai nid d’aigle, on embrasse du regard les ¾ du Val d’Orcia. Cette Toscane est un peu beaucoup magique.

L’azienda est la propriété de la famille Loacker. Elle possède depuis 1978 au sud du Tyrol côté italien, en Haut-Adige, l’antique vignoble à mi-altitude Schwarhof dominant la vallée de Bolsano (appellation St Magdalener); et depuis 1996, en Toscane, cette propriété de 91 ha dont 17 ha de vignoble, Corte Pavone, et une autre de 64 ha près de Grossetto, Valdifalco, dont 22 ha notamment en appellation Morellino di Scansano, dans la Maremme.

Chimiste de formation, Rainer Loacker a su prendre ses distances avec l’activité agroalimentaire familiale, gaufre et biscuit (n°1 en Italie), pour se consacrer entièrement à ses trois vignobles en bio, avec sa femme Christine et ses enfants, Hayo (œnologie Dijon) et Franz-Joseph.

C’est Christine Loacker qui mène le bal : on se réveille la bouche avec un jus de Brunello de 2010 toujours en fermentation malolactique; ensuite un 2009, déjà beau jeune homme; et un 2008 presque buvable entre amis. Voyant que Michel Bettane va organiser à Paris un (petit) tasting comparatif Piémont–Bourgogne, je me disais qu’on devrait aussi en faire un Brunello–Côtes de Nuits de 2 ans d’âge.

La dégustation commence par les années récentes :
— un rosso 2008, 100% sgv, fruité, plus facile à boire qu’un Nobile de Montepulciano, déjà fait et qui pourra durer 3-4 ans jusqu’à 2015: je le note ** (11,40 €). J’en ai rapporté.
— Suivi d’un Brunello 2006 qui promet nous dit-elle d’équivaloir le 2004, jugé bonne année juste après le 2007, considéré comme la meilleure année de la décennie. L’attaque au nez est assez animale (fécale). En regardant le paysage sublime il devient à son tour sublime : *** (25-30 €). Je le bois sans recracher en continuant à regarder le paysage au cas où le nez…
— Le Brunello 2005 commence à se fermer. La vendange a été « crazy » en 2005 : après une interminable sécheresse, il est tombé 90 mm d’eau en une ½ journée, puis il a fait sec à nouveau et puis, et puis… Mme Loacker glisse quelques remarques sur la viticulture biodynamique inspirée de l’« anthroposophist » Rudolf Steiner (voir plus bas).
— Elle sort un Brunello 1999 : nous voilà le nez rattrapé par les effluves de « lieux », même brossés javel et essuyés wassingue. Ça doit être dû à une association olfactive déviante. Ce vin est grand mais il me maintient dans son ombre.

Puis viennent les bouteilles d’avant l’arrivée des Loacker en 1996 (dont il reste peu) :
— Le Brunello 1995, lisse et uni, un peu distant, comme à la sortie de la messe, encore un peu dans le recueillement.
— Le Brunello 1990 Riserva, ancien style, mi-relâché mi-pompeux. Je ne regrette pas la victoire des modernes, comme en Rioja.
— Impression confirmée par le Brunello 2004 servi en dernier : ***½ (33,20 €).

Biodynamie et homéopathie

Rainer Loacker pratique la biodynamie depuis ses débuts de viticulteur en 1979 selon les préceptes du savant allemand Rudolph Steiner. Ses interventions sur le vignoble n’ont pour but que de renforcer les défenses naturelles de la vigne. La grande diversité des micro-organismes, 80 fois + qu’en situation « normale », et l’herbe et les plantes qui poussent librement, contribuent au naturel de l’environnement. Levures naturelles, précipitats et tilleuls, quartz et eau de pluie mélangés dans des cornes de vaches, composts, eau dynamisée, soufre et cuivre en infime quantité, etc., etc. Jusque là, on connaît.
Mais Loacker insiste sur le potentiel des produits homéopathiques qu’il ajoute aux solutions appliquées en dilution sur la vigne, tels que la belladone, la douce-amère (dulcamara), le phosphate de calcium, le calcaire d’huître (calcarea carbonica), la silice, etc., qui renforcent la vitalité de la plante et la santé de la grappe tout en réduisant l’usage du cuivre. « Belle grappe, bon vin » conclut-il.
Trouver l’équilbre entre tous ces composants lui a demandé 20 ans.

Prochaine lettre : Brunello 2 – Col d’Orcia

* FIJEV : Fédération Internationale des Journalistes et Ecrivains du Vin, qui participe à la composition des jurys.