D’après Le Nouvel Economiste du 17 juin 2011

CHRISTIAN GATARD, sociologue, directeur du cabinet d’études Gatard & Associés, est l’auteur de l’ouvrage « Nos vingt prochaines années » paru en 2009 aux éditions L’Archipel.

Il vient de faire à VINEXPO une communication intitulée L’Étonnante Saga du vin de demain, avec pour exergue : « on va progressivement se rendre compte de l’urgence de suspendre le temps, et le vin apparaît excellent pour ce faire.« 

Entretien sur sa vision du vin dans le futur.

Aujourd’hui, quelle place occupe le vin dans notre société ?
Le vin s’inscrit dans un mouvement qui traverse et influence l’ensemble de notre société : la transparence. On veut tout savoir sur tout, Wikileaks ou Facebook en sont la preuve. De plus en plus, les gens veulent connaître la vigne, jouer au vigneron dans une sorte de mise en spectacle quasi orgasmique avec le produit : il faut le toucher, l’apprécier, le goûter. Cela se traduit par l’apparition de gourous des saveurs, qui expliquent comment on peut jouir de chaque élément composant le vin. La particularité de cette expérience, c’est son aspect très personnel : le vin s’apparente à un plaisir égoïste que l’on déguste dans des séances de dégustation qui prennent presque le caractère de cérémonies occultes.

Surprenant pour un breuvage réputé vecteur de convivialité…
Justement, ce temps de la jouissance individuelle devrait se fondre dans un autre mouvement sociétal majeur, l’hybridation, qui voudra faire sauter ce carcan trop personnel. Cela va se concrétiser de différentes manières. Le vin pourrait se trouver au cœur d’une nouvelle alliance fondée sur la convivialité. Celle-ci pourrait elle-même s’exprimer par le retour en grâce de la notion de banquet. Des événements comme la Fête des Voisins sont des signaux de cette évolution. Le bonheur convivial autour du vin va même constituer un élément de réponse à la question du comment re-vivre ensemble. Un art de la sociabilité dont certains artistes annoncent l’avènement, avec des performances qui se réduisent au fait de s’installer simplement autour d’une table avec du pâté et un verre de vin.
Parallèlement à ce mouvement, le vin reviendra aussi à ce qui a fait sa grandeur : l’art de l’assemblage. On va assister à un retour à la notion paysanne de la viticulture. Car au-delà de ces éléments, c’est le côté naturel et ancestral du vin qui est remis en avant.

Dans une société où tout va plus vite, le vin pourrait donc jouer un rôle modérateur ?
Bien sûr. On va progressivement se rendre compte de l’urgence de suspendre le temps, et le vin apparaît comme un excellent support à cela puisqu’il véhicule des notions et des valeurs ancestrales. N’oublions pas que le vin est au cœur de nombreux mythes fondateurs. Noé ne replante-t-il pas des vignes pour faire repartir le monde ? Dans ce même esprit, le vin devrait prendre le contre-pied des réseaux sociaux et du virtuel. Il n’est pas impossible à l’avenir de devoir laisser son portable à l’entrée des bars à vin, comme les cow-boys laissaient leur revolver à l’entrée des saloons, et que toute connexion non humaine y soit interdite.

Pourquoi voyez-vous le vin tenir ce rôle plus qu’un autre produit ?
Parce qu’il est au cœur de l’art de la conversation. Il est comme un totem qui permet de fluidifier la relation entre les gens. Le meilleur exemple de cette place du vin se trouve dans le film Des hommes et des dieux, où se bâtit autour du vin une scène d’une incroyable jovialité. D’ailleurs, on devrait s’orienter vers de nouvelles manières de boire le vin en groupe, afin de retrouver le rituel de connivence, par exemple, dans des grandes coupes avec des pailles dans lesquelles tout le monde pourrait voire ensemble, ou encore via des Bag In Box que les designers pourraient transformer en fontaines de cristal.
Par ailleurs, le vin a peu de concurrence culturelle, car il est à la fois extraordinairement vivant et ancré dans l’histoire. En ce sens, il se rapproche de l’art, exception faite que l’art ne s’ »incorpore » pas. Le vin, lui, va plus loin car il est impliquant, le corps est là ! N’oublions pas que le vin, c’est aussi le sang du Christ !

La Cène vue par David LaChapelle

Cette place centrale, le vin la gardera-t-il longtemps ?
Oui, mais elle devrait une fois encore s’adapter à une troisième évolution majeure de la société que j’appelle l’allégeance rebelle. C’est l’idée que l’homme ne pourra pas faire autrement que d’accepter le changement mais qu’il faudra reconstruire le monde de l’intérieur. Ce sera le rôle des artistes qui quitteront leur image de maudits pour en endosser une autre : ils seront ceux qui repensent et reconstruisent le réel. Pour le vin, ils vont permettre d’inventer de nouvelles formes, non pas révolutionnaires, mais qui s’inscriront dans une ligne de conduite passé-présent-futur. Regardez par exemple La Cène de David LaChapelle (ci-dessus). D’ailleurs, lorsque le vin sera classé au patrimoine mondial, il le sera dans la rubrique culture.

Cet art restera-t-il l’apanage des hommes ?
Le vin devrait clairement se féminiser à mesure que le machisme reprendra du poil de la bête. La femme va reprendre à son compte la connaissance du vin, comme pour re-civiliser l’homme et faire du vin le centre d’une sorte de havre de paix autour duquel se retrouver. D’ailleurs, ce mouvement a déjà commencé. Au Japon par exemple, les écoles d’œnologie connaissent un très gros succès auprès des femmes. Pour elles, il s’agit aussi de se rapprocher de la civilisation occidentale. Que ce soit en Inde, en Chine ou au Brésil, le vin continue plus que jamais de diffuser une culture européenne que les classes moyennes vont s’approprier, pour avoir le sentiment de vivre un annoblissement de leur condition. Car le vin véhicule une image de réussite sociale et d’accomplissement de la civilisation dans les pays non occidentaux. A ce titre, le vin a tout intérêt à se construire une image forte opposée à la rapidité du monde moderne, une image qui donne un sentiment de cohésion.

En France, en revanche, le vin aurait plutôt mauvaise presse…
La société se durcit et laisse de moins en moins de place à la liberté individuelle sous prétexte qu’elle empiète sur celle des autres. Et le vin subit cela de plein fouet avec une législation qui n’est pas tendre avec lui. Mais cette diabolisation fait partie de son histoire. Elle le rend plus intéressant car elle en fait un rebelle, et donc un objet de fascination de plus en plus fort. Elle accroît aussi l’aspect attractif de l’interdit. De plus, la société s’adapte, avec le principe de capitaine de soirée par exemple. Elle s’invente de quoi soigner ses blessures.

Photo ci-dessus: étiquette d’un des vins de Pascal Simonutti, viticulteur à Mesland (Touraine).

En France comme ailleurs, rien n’empêchera donc le vin d’occuper une place prépondérante ?
Le vin va rester dans l’univers du luxe.  Il est de plus en plus élitiste et de plus en plus rationnel. C’est cette fonction de sophistication du vin qui constitue la marque du luxe. Et ce sont les riches essentiellement qui vont partager cela. Tout concourt d’ailleurs à faire rester le vin dans cet univers, lorsqu’une célébrité achète un domaine par exemple. Pour les moins riches, le vin va constituer une fenêtre sur une expérience du sublime. Là encore, il s’agit d’une expérience de civilisation. Mais le vin devient parallèlement plus accessible, notamment avec la possibilité de le consommer au verre, ou les opérations de promotion type semaine ou mois du vin. Et puis, le vin s’adapte de plus en plus à la société. Par exemple, on observe l’apparition de vins communautaires : vin cacher ou vin gay. C’est le même produit mais qui se développe autour de communautés culturelles.

Qui s’offre un domaine a donc toutes les chances de réussir à vendre son vin ?
Je suis convaincu qu’un domaine viticole représente aujourd’hui un potentiel énorme si c’est suivi de près. Comme une marque ou une œuvre d’ailleurs. Le potentiel est à la fois culturel et historique dans cette notion de terroir, c’est la fable Le Laboureur et ses enfants.

Christian Gatard

Photo ci-dessus : Château Dynasty (2010) à Tianjin, à 30′ de Pékin. Le château qui s’étend sur 11 000 m2 est ouvert au public invité à déguster les vins produits par le Groupe Dynasty (joint venture avec Rémy Cointreau créée en 1980), dont le « Château Dynasty-Grand Wine » (100 €/b).