DANIEL J. BERGER
La consommation de vins effervescents ne cesse de croître dans le monde, atteignant plus de 2,5 milliards de bouteilles en 2010, dont 400 millions de champagne. Si aucun producteur d’effervescent ne peut prétendre à l’appellation Champagne ailleurs qu’en France, ils utilisent en majorité la traditionnelle « méthode champenoise », devenue universelle.
Les Italiens l’appellent « metodo classico ». Ils produisent chaque année plus de 30 millions de bouteilles
de spumante, dont 8 millions en Trentino dans les Dolomites, entre Vérone au sud et le Tyrol au nord.
Un groupe de journalistes internationaux a été invité à la Mostra Vini del Trentino, la foire annuelle du vin à Trente du 18 au 24 mai dernier pour venir voir et goûter. J’en étais.
Amis buveurs le saviez-vous, les montagnes bordant l’Adige tirent leur nom de celui du géologue grenoblois Déodat Gratet de Dolomieu, qui au XVIIIème a baptisé « dolomite » la roche fossile d’origine marine constituant ce massif au sud des Alpes. Les Dolomites sont une juxtaposition de hauts blocs crayeux à pic, gigantesques ruines fissurées, barrées d’étroits replats horizontaux, un paysage à la Dino Buzzati.
J’ignorais qu’il était originaire de la région et grand alpiniste (1) mais, en passant à plusieurs reprises au loin du mystérieux Castel Beseno (ci-dessus), forteresse médiévale fantomatique posée à plat sur une colline comme un immense jeu de construction, oublié au milieu d’un cirque de verdure inhabité, je pensais au Désert des Tartares, dont les descriptions de lieux vous emmènent au-delà de l’ailleurs.
Des teintes ocres perçaient la brume au-dessus des forêts et des alpages, et par intermittence on distinguait le bleu de petits lacs et le gris blanc de talus d’éboulis. Peut-être perçoit-on plus de choses quand il fait mauvais temps.
Au creux des multiples vallées rejoignant l’Adige, comme celle de Cembra (ci-dessous), les vignes sont plantées en terrasses sur les pentes dévalant de 700 à 200 m d’altitude.
La tradition du vin est très ancienne dans ces montagnes où les vignes comme les oliviers, bénéficient du micro climat du lac de Garde (le plus étendu d’Italie), récoltées aujourd’hui sur 10 000 ha, dont 90% en AOC, proportion la plus élevée d’Italie, soit environ 1/10ème de vins effervescents.
Le vin existe ici depuis les Etrusques. Un récipient de bronze du IVème siècle avant J.C. invoque Lavisio, giovane Dio del Vino. Les Romains ont contribué ensuite à en faire une boisson noble.
La recherche de qualité a perduré au cours des siècles. L’historien du Concile de Trente Michelangelo Mariani — relatant qu’au « fameux banquet du 25 juillet 1546 en l’honneur du Cardinal de Trente, furent servis d’exquis vins blancs, rouges et rosés des coteaux trentins » (certainement du marzemino d’Isera pour le rouge) — dresse dès 1670 une description ampélographique du Trentino. Cette première tentative d’inventaire de vignobles et de terroirs a ainsi précédé la délimitation du Chianti (1716), de Tokay (1736) et du Douro (1756), cette dernière forgeant le concept moderne d’AOC, préalablement au classement des crus à Tokay (1772), le premier de l’histoire mondiale du vin.
Certains des antichi vitigni trentini (cépages autochtones locaux) sont toujours cultivés — marzemino, teroldego, ou encore schiava —, et ceux en désuétude (2) font l’objet de travaux de recherche, notamment à l’Institut agricole Edmund Mach de San Michele all’Adige à quelques kilomètres au nord de Trente.
Dans le Trentin, la production des vins effervescents remonte à un siècle. Le fière patrie des « sparklings » (elle produit 40% des effervescents italiens) a vu les savoir faire beaucoup évoluer depuis l’établissement par le chercheur Rebo Rigotti
en 1920 des principes de délimitation de territoires de production (zoning) fondée sur l’équilibre ensoleillement/
altitude/géo-pédologie et l’implantation de cépages adaptés : les spumante sont désormais issus en quasi majorité de chardonnay, seul ou assemblé au pinot nero (pinot noir) en moindre quantité.
Le précurseur du spumante méthode champenoise est Giulio Ferrari (à gauche dans les années 40 devant ses vignes en pergola). Il crée la première entreprise de vins effervescents en 1902 à Trente, dont il est originaire. Œnologue formé à l’Institut San Michele all’Adige alors en territoire austro-hongrois, puis à Montpellier, à Geisenheim sur le Rhin et à Épernay, il a l’intuition que le chardonnay peut s’épanouir dans les vallées et montagnes des Dolomites. Il produit bientôt des « metodo classico » de qualité, d’abord en quantité confidentielle jusqu’à finalement arriver à 50 000 bouteilles en 1952 lorsque, sans descendants, il vend Spumante Ferrari. La famille Lunelli qui l’acquiert, la développe jusqu’à produire aujourd’hui 100 fois plus, atteignant à elle seule le quart du total produit dans la région. Ferrari exporte dans
38 pays et rivalise en initiatives de communication avec les grandes marques de champagne, capitalisant sur le nom et l’image du fondateur, figure quasi tutélaire pour chaque vigneron du Trentin : la plus belle et plus chère cuvée est justement nommée Giulo Ferrari Riserva Del Fundatore.
TRENTODOC. Les hauts niveaux de qualité obtenus avec les cépages champenois — chardonnay et pinot noir —, et avec la méthode de vinification traditionnelle — double fermentation en cuve puis en bouteille (4) — ont conduit la majorité des producteurs d’effervescents, une quarantaine, à s’unir et créer en 2007 leur D.O.C (Denominazione di Origine Controllata), Trentodoc. En 2010 ils ont produit 8 millions de bouteilles, 90% en blanc, 6% en rosé (s’écrit rosè), et 4% en Riserva, soit 40% de la production italienne de spumante. Leur système coopératif groupe de nombreuses petites exploitations familiales dont les 3/4 font moins de 1 ha. Trentodoc, le « metodo classico » le plus populaire en Italie, est devenu une marque ombrelle.
La dégustation à l’aveugle organisée à L’Enoteca Provinciale del Trentino dans le superbe palais Roccabruna, vitrine des vins régionaux ouverte au public et entièrement consacré aux activités œnologiques de la province autonome de Trente — musée, vins de collection, séminaires, séances de dégustation, etc., m’a sensibilisé aussitôt arrivé.
— D’abord un blanc de blancs de 18 mois de bouteille (100% chardonnay récolté à 400 m) aux arômes fournis et expressifs de verdure, de pain, de fruits et de fleurs, titrant un bon 13° « mais pas plus, pour éviter l’acide malique précoce » précisait l’expert Gianni Grotti.
— Puis un second blanc de blancs d’altitude 600 m, plus complexe, à l’acidité précise corrigeant une veine sucrée typique du chardonnay d’ici.
— Le 3ème effervescent provenait de vignes en terrasses de la vallée de Ravina au sud de Trente, d’un jaune marqué, mûr, qui sentait la fleur et avait un très léger goût de sel.
— Le 4ème était un assemblage fort bien mixé de plusieurs cuvées, au bouquet intense avec des notes de pâtisserie, de vanille, de beurre et une délicate oxydation finale à l’apparence exotique. Gianni Grotti nous a révélé le nom du producteur: Ferrari.
Pour un palais français comme le mien, dont les références en matière de vins pétillants sont d’abord celles du champagne, ce premier exercice de dégustation des Trentodoc a été éclairant tout à la fois sur la diversité de leurs arômes, fruités, floraux et minéraux, sur la souplesse des jus, et sur les contrastes provoqués par la générosité moelleuse des chardonnays qu’équilibrent des taux d’acidité dosés avec précision.
Le texte de Dino Buzzati a été publié pour la première fois en 1956, puis à nouveau en 1990 dans un recueil d’articles sur les Dolomites qu’il a rédigés entre 1932 et 1971 pour divers journaux, « Le montagne di vetro ». Il a été traduit en français sous le titre « Montagnes de verre », paru chez Denoël en 1992.