DANIEL J. BERGER
Les vins liquoreux, qu’on associe aux vendanges tardives, à la sélection de grains nobles, au botrytis, petit champignon qui provoque la « pourriture noble » donnant aux jus une incroyable complexité, en Suisse on les appelle surmaturés. C’est à une dégustation de ces vins doux naturels méconnus hors de Suisse que cet article vous convie, en allant ensuite flâner à travers les paysages de la région valaisanne et, au bord du Léman, de la « côte » du canton de Vaud, et de Genève, lors d’un voyage-dégustation ‘Mtonvin’ l’année passée.
En mai 2012, au Concours Mondial de Bruxelles à Guimaraes (Portugal), le jury dont je faisais partie était affecté à la dégustation à l’aveugle, comme le veut le règlement, de sweet and fortified wines, vins doux naturels (moelleux et liquoreux) et mutés (porto, madère, etc.). L’une des trois sessions (1) s’était distinguée par la qualité et le spectacle sensoriel qu’offraient les échantillons présentés, à tel point que sur 15 dégustés nous en avions primé 12, un palmarès « époustouflifiant » ! (2). Les résultats révélaient alors qu’il s’agissait de liquoreux suisses.
Pour en apprendre plus sur ces vins magiques, j’ai accepté l’invitation à venir participer le 20 août dernier à la dégustation organisée par la charte ConfidenCiel en Valais, d’une nouvelle série de plus de 30 bons et loyaux sujets helvétiques. Le lieu était la salle de dégustation Sensorama du château Villa à Sierre. Le genre d’invitation qu’on ne refuse pas.
Au Concours Mondial de Bruxelles j’avais aimé, plus que raison peut-être, le défilé de mode de ces nectars élégants aux parures variant du jaune paille au cognac; exhalant des parfums de fruits exotiques et d’agrumes confits, de miel, de truffe, d’humus, de grillé; imprégnant tout en douceur le palais de leur finesse, de leur concentration et autant de leur fraîcheur, avec une longueur persistante qui m’avait fait rêver (pas trop, les séries sont minutées). J’étais heureux également de voir mon enthousiasme partagé par les quatre autres jurés, comme l’attestaient leurs œillades complices après chaque passage de bouteille et surtout leurs très bonnes notes.
Habitué du Layon et amateur de vendanges tardives alsaciennes, c’était pour moi une vraie découverte car ces vins doux naturels suisses sont produits en faibles quantités et restent largement introuvables : il faut aller les gober sur place car ils s’aventurent très peu hors de la Confédération Helvétique où ils sont consommés en quasi totalité, phénomène qu’on pourrait qualifier de « garde suisse » (3).
Ci-dessus le jury n°53 du CMB, de gauche à droite : Patricio Tapia (Chili-USA), président, Daniel Berger (France), Imre Tompa (Hongrie), Ettore Perin (Chili) et Joao Rico (Portugal).
Le Valais possède une grande tradition de vins liquoreux issus de raisins surmûris sur pied (4).
Les vins liquoreux du Valais, leur région de prédilection avec quelques incursions dans le canton de Vaud, possèdent autant d’atouts que ceux plus renommés de Sauternes et Barsac, d’Alsace, ou des Coteaux du Layon et Bonnezeaux, que les rieslings Auslese allemands ou Trockenbeerenauslese autrichiens, que le Tokay de Hongrie, ou encore les vins de glace de l’Allemagne mosellane ou du Canada. À la caractéristique près que, contrairement à ceux des pays cités, en majorité issus de cépages uniques — par exemple le sémillon en sauternais ou le chenin en Layon —, les « surmaturés » proviennent de plusieurs plants, spécifiques ou en assemblage, dont certains autochtones comme la petite arvine ou l’amigne (5).
La petite arvine (la grande a disparu, trop grossière paraît-il) est un cépage tardif qui n’occupe que 157 hectares en Valais. Elle est reconnaissable à son acidité et sa fraîcheur naturelles, et à son équilibre aromatique. Quant à l’amigne (tout juste 43 ha presque uniquement sur la commune de Vétroz) plus propice encore à la pourriture noble, elle « flétrit à merveille », par évaporation de l’eau dans les grains, qui donne aux raisins leur aspect rôti caractéristique. Qu’est-ce donc qui nous fascine dans la flétrissure de la peau, celle du grain de raisin, celle du visage (Louise Bourgeois, Jean d’Ormesson) ?
La dégustation organisée par le nouveau et jeune président de la charte ConfidenCiel Emmanuel Charpin (ci-dessous, photo du milieu), sur la base d’une observation rigoureuse des critères de la charte (5), s’adressait aux spécialistes suisses (j’étais le seul Français). Elle avait pour but de distinguer les vins les plus représentatifs, susceptibles de devenir les ambassadeurs de la charte pour l’année à venir. Trente quatre échantillons de 2002 à 2010 nous étaient présentés.
Dans la salle de dégustation du château Villa : discipline et silence.
La salle de dégustation Sensorama (1ère photo à gauche ci-dessous) intégrée au château Villa est un petit amphi qui peut contenir une trentaine de dégustateurs. Température et traitement phonique sont optimum pour favoriser la concentration. La distance respectueuse entre chaque pupitre de dégustation, où est intégré un crachoir individuel (3ème photo, à droite), dissuade de communiquer et a fortiori de s’influencer — on reste sous l’oeil du président de séance, on ne parle que quand on est interrogé (nous l’étions à tour de rôle au fur et à mesure des échantillons), on ne détourne pas la tête vers le voisin, on ne se retourne pas vers les rangées de derrière.
De même que je ne pourrai jamais oublier l’assemblage « Douceur Malicieuse » 2010 de Christophe et Antoine Bétrisey qui a obtenu la grande médaille d’or au CMB, de même, de Sierre je me souviendrai longtemps de la « Barrique liquoreuse » du clos de Châteauneuf 2009 (Philippe Varone) qui avait obtenu l’or au CMB et presque l’or en Suisse à 86,43 (87). Ou l’ermitage « Merle des roches » 2008 du fameux Domaine du Mont d’or (89,52 ou « or », le même en 2009 ayant obtenu l’argent au CMB). Ou encore, le Malvoisie Grain Noble 2007 des frères Philippoz, le « Vent d’anges » 2010 sorti du fût de Philippe Darioli, le Malvoisie Grain Noble 2004 (dégusté en 13ème et noté 13ème!) et l’Amigne Grain Noble 2009 de La Cave des Tilleuls à Vétroz, ou enfin l’Ermitage Grain Noble 2010 de Denis et Anne-Catherine Mercier, classé 5ème.
Mes notes ont été globalement supérieures à la moyenne (enthousiasme, sidération) sans pourtant avoir noté aussi bien les premiers du classement du jury de Sierre, notamment La « Petite Arvine Grain Noble » 2010 sortie du fût de la Cave La Liaudisaz (Marie-Thérèse Chappaz à Fully) arrivé n°1, une fois de plus, ni l' »Assemblage Grain de Malice » 2010 de la coopérative Provins Valais à Sion, classé second. Les dégustateurs suisses étaient de vrais connaisseurs…
PRÉCISIONS TECHNIQUES SUR LES LIQUOREUX OU SURMATURÉS.
Un vin liquoreux/surmaturé contient plus de 40 g de « sucre résiduel » par litre (sucre résiduel = non transformé en alcool).
Un vin blanc est « sec » à moins de 4 g de sucre résiduel/litre; « demi-sec » à moins de 20 g/l; « moelleux » à moins de 40 g/l; et « liquoreux/surmaturé » à plus de 40 g/l. — Pour obtenir 1° d’alcool à la fermentation, il faut 17 g de sucre/litre. Dans une bouteille titrant 13° d’alcool, il peut subsister 85 g de sucre résiduel, soit : 85/17 = 5° d’alcool en puissance. — En raison de l’évaporation de l’eau des grains, le rendement est nettement inférieur à celui d’un vin classique. Exemple emblématique : le Sauternes Château d’Yquem produit 10 à 12 hectolitres à l’hectare, soit environ un verre par pied de vigne. Ce qui explique qu’à l’achat les vins surmaturés/liquoreux sont (beaucoup) plus chers, d’autant qu’ils sont conditionnés généralement en bouteilles de 50 cl.
On évoquait plus haut l' »incroyable complexité » de ces vins liquoreux/surmaturés. Comment expliquer en effet ce mystérieux jeu de rôles végétal, cette mixité d’arômes que prodigue la récolte attardée en novembre, décembre, jusqu’à janvier, voire février ? Comment en lambinant la maturation des raisins arrive-t-elle à fait éclore dans le vin des sensations aussi exotiques, par exemple ces notes de mandarine qui ne poussent pas sur place ?
Incontrôlable combinatoire naturelle.
Les formations sédimentaires du jurassique recouvertes par les éboulis de l’ère quaternaire, granit, calcaires et schistes, sables accumulés par les vents (loess), et graves roulés par les alluvions du Rhône, ont laissé un hallucinant patchwork de sols variés et complexes à l’extrême. On ne le soupçonnerait pas à contempler ce paysage minutieusement ordonné de murets bien nets et bien propres séparant chaque « parchet » (parcelle, quelquefois minuscule), qui mis bout à bout feraient plus de 3 000 km. L’altitude entre 450 et 800 m ajoute encore à l’aléatoire des compositions de textures et d’arômes des vins. Et le climat quasi méditerranéen marque nettement la différence entre chaque millésime. Ajoutons le foehn, vent ami des raisins qui les sèche et aide à leur maturation; et quand il ne souffle pas, des brises provenant des vallées latérales prodiguent leurs caresses. Incontrôlable combinatoire de la nature devant laquelle le vigneron d’ici pourrait être sans armes, mais qu’il s’efforce d’apprivoiser depuis plus d’un siècle : l’apparition des premiers surmaturés du Valais remonte dit-on au milieu du XIXème siècle.
L’embrasser et le boire.
Boire un liquoreux c’est d’abord l’embrasser. De ces baisers furtifs qui procurent l’euphorie et une légère griserie. Compagnie fugace dont on n’a souvenir que du froissement de la robe qui à peine touchée, s’efface. Resurgit à ma mémoire celle de paille foncée de l’Assemblage de grains nobles 2004 des frères Rouvinez, à l’insensé nez de mélèze, à la fraîcheur un peu mentholée toute en légèreté, dont le jus séveux et jeune si ce n’est encore vert, offrait un jeu de pistes d’arômes insaisissables, et qu’Emmanuel Charpin a qualifié de vin « moderne ». Et aussi l’Amigne Mitis 2007 de Jean-Roger Germanier, d’un vermeil limpide, déployant un éventail d’arômes de fruits confits et de fleurs séchées, un vin aéré et « posé » tout en équilibre, et d’une saisissante persistance.
Les liquoreux/surmaturés suisses font à chaque dégustation professionnelle la preuve éclatante de leur élégance, de leur distinction et de leur spectaculaire complexité — richesse aromatique, puissance/concentration et fraîcheur/ tendresse, sûreté oenologique, longueur de pénétration et de persistance, incroyable variété de notes, de tons et d’harmonies.
Alors, comme disait la journaliste suisse Barbara Meier-Dittus, osez vous montrer !
J’aime beaucoup cet article gorgé de poésie et de commentaires professionnels.