Par MICHEL MARMIN — 25 mai 2008
« Je trouvai un château Margaux 1900 et je pris aussi un Ausone de la même année ainsi que, un peu au hasard, un graves, un Haut-Brion de 1923. Bien plus tard, j’ai compris que c’était une erreur, 1923 ne fut pas vraiment une grande année, j’aurais mieux fait de choisir le 1921, nettement meilleur. »
La scène se passe en Prusse, pendant l’hiver 1944-1945, dans le château d’un hobereau antinazi, farouchement réactionnaire et cependant compositeur de musique dodécaphonique. Le narrateur, lui, est un officier SS qui pille sans vergogne, mais non sans goût, la cave de son beau-frère pour fuir les démons intimes qui le rongent et le terrorisent, pour oublier l’odeur du sang juif dans lequel il a baigné en Ukraine et en Russie, pour suspendre la course tragique du temps. Il est vrai que cet épisode, l’un des plus étranges et des plus troublants du livre de Jonathan Littell, Les Bienveillantes, constitue en tant que tel une manière de mise en suspens du roman, un antidote de l’horreur. Le « héros » de Littell, l’Obertsturmbannführer Aue, porte d’ailleurs en lui-même cette contradiction : s’il n’échappe pas à la criminelle aspiration de son destin allemand, il la contredit mentalement par une passion singulière pour la musique de Rameau, les troubadours, Flaubert et les grands vins. Peut-on être à la fois nazi, assassin et épris de culture française? Oui, et c’est toute l’ambiguïté de cet extraordinaire et effrayant roman qu’il faut lire le verre à la main pour en supporter le choc. Le livre faisant 1408 pages dans l’édition Folio, cela peut entraîner la consommation de quelques verres.
Michel Marmin, angevin, critique et historien du cinéma, poète à ses heures et malheureusement affligé depuis une dizaine d’années d’une allergie au cabernet, cliniquement incurable. Il s’en console avec d’autres cépages. Le dicton, attribué par Cicéron aux Grecs : Aut bibat, aut abeat (Qu’il boive ou qu’il s’en aille), trouvé dans le Gaffiot, sert d’intitulé à sa rubrique.