DANIEL J. BERGER

La sortie cet été du film Julie and Julia m’a soudain remis en mémoire les moments passés avec Julia Child et son équipe de télévision en France, entre Paris et la Côte d’Azur, au siècle dernier…

juliachildJe me demandais récemment  comment m’était venue mon appétence pour le vin. J’ai trouvé.

C’était un matin de printemps au restaurant Prunier de l’avenue Victor Hugo. Julia Child dont j’étais occasionnellement l’assistant de production (1), s’apprêtait à tourner une séquence sur un plat de poisson que j’ai oublié. Pas suffisamment de place dans les cuisines pour toute l’équipe, j’étais resté en salle, seul.

Un garçon est venu dresser une petite table ronde et a apporté six cuisses de grenouilles et un verre de Chablis — le genre d’attention qu’avait Julia. S’en est suivi un émerveillement de finesse sensuelle, j’avais comme un poinçon de cristal dans la bouche : le point d’harmonie entre la chair délicate et légèrement aillée des cuisses de grenouille et le parfum du chablis, et son acidité à peine perceptible, m’a dégondé de moi-même.

Je me souviens encore très bien après toutes ces années, de mon émotion, la première du genre, comme un premier baiser d’amour. Ma vraie rencontre de vin s’est passée ce jour-là à cet endroit.

La station de télévision WGBH de Boston avait dépêché Julia Child et son équipe pour tourner in situ une série de séquences pour son émission de cuisine The French Chef.

Julia, grande belle femme de 1,88 m, distinguée et respectée, enjouée et précise, interprétée par Meryl Streep dans le film de Nora Ephrom, était entourée de son mari, Paul, une demi-tête de moins que Julia, plus discret et énigmatique dans la vie que son personnage dans le film, chauve et grosses lunettes, Rolleiflex en bandoulière (pour les photos de tournage et des livres), souvent silencieux. De la productrice déléguée, petite et couverte de bijoux, suractive, suivie à distance par un mari millionnaire et débonnaire qui la laissait faire. Et de son équipe : David Atwood, réalisateur de studio qui s’essayait au 16 mm; l’opérateur-cadreur (caméra Coutant, zoom Angénieux 12-120) hollando-américain plus américain qu’hollando, admirateur de Godard et de la nouvelle vague; l’ingénieur du son d’origine écossaise qui voyait des nuages de pollution partout; la scripte genre Shelley Duval qui n’avait d’yeux que pour son réalisateur.

Nous étions en juin 1970, Nixon et Pompidou étaient présidents, Ungaretti venait de mourir, la Renault 12 était populaire, Miles était annoncé au festival de l’ile de Wight et Michel Le Bris condamné à 8 mois de prison pour subversion. Et moi, j’allais prochainement épouser Bully, alors à Rome pour le montage de Fantasia chez les ploucs.

Julia Child, star aux USA inconnue en France, habitée par son sens de la délectation, s’intéressant sincèrement aux autres, bienveillante, était à mes yeux un équivalent féminin du parfait gentihomme. Si spirituelle et si drôle. Elle aimait poser des questions, curieuse de tout ce qui touche à la nourriture. J’ai d’un coup découvert grâce à elle, le magasin Dehillerin aux Halles; le pain du père Poilâne rue du cherche midi; la boutique aux mille fromages d’Androuet rue d’Amsterdam; le canard au sang à Rouen (« Aaah-haaa! le pressed duck »); la confiserie Florian à Pont-du-loup près de Grasse (fruits confits, confitures d’agrumes, confit de pétales de roses et de jasmin); et la socca dans les hauteurs du Cimiez à Nice (2).

Julia et Paul avaient connu Paris fin des années 40, ils étaient guidés par leurs souvenirs. Avec une gourmandise appliquée, joyeuse et partageuse, Julia faisait revivre en Eastmancolor (Ektachrome 7252) une France de comédie musicale, de marchés et de criées, de baguettes et de carrés de chocolat Menier, de braves hommes à béret en 2 CV.

Elle ne faisait pas de vrais briefings avant de tourner, laissant plutôt imaginer chacun comment le reportage allait restituer l’ambiance d’un quartier, la lumière d’une boutique ou d’une cuisine, les couleurs d’un plat… Jamais d’ordres ni de consignes, pas même de suggestions, elle racontait une histoire et personne dans l’équipe ne posait de question, chacun savait ce qu’il avait à faire. Je ne me souviens pas qu’il y ait eu de problèmes pendant tout ce mois de tournage.

image00011À chaque étape, Julia avait ses repères. Elle laissait des petits mots à la réception indiquant telle adresse de restaurant pour le soir, telle épicerie pittoresque, tel boulanger-pâtissier expert en croissants ou en Paris-Brest. J’en ai retrouvé un, manuscrit sur une feuille jaune typique de cahier américain, lignée avec un trait rouge de marge, tel quel : « Daniel : un très gentil restaurant marseillais – pas cher, populaire, petit, très bonne qualité simple. Pizzeria Gaby, 9 rue des 3 Mages (voire croquis). Viandes au feu de bois, poissoins, salades, cotelettes et tout (+ indus pizzas). Grand four boulanger où cuit tout. Paul & Julia (opens 6:30 PM) ». Avec un coeur percé d’une flèche en bas de page, et un plan à la main fléché depuis le vieux port, en deux couleurs…

Je n’ai jamais pu aller jusqu’à cette pizzeria Gaby, on avait volé le sac de la scripte, il fallait que j’intervienne et cela a pris toute la nuit de recherches dans ce Marseille criard, odorant, dangereux… Avec l’aide de policiers assez accommodants, on avait fini par retrouver le sac dans le quartier arménien du haut de la ville. Et à l’aube j’avais dû convaincre la scripte et David de ne pas déposer plainte en échange de la promesse des trois pauvres, très pauvres, jeunes voleurs manipulés par leurs aînés, de « ne plus jamais recommencer« .

Et le vin dans tout ça ? D’abord, je n’en buvais pour ainsi dire pas. Mais je voyais bien que sans en parler comme on le fait (trop) aujourd’hui, Paul savait toujours quoi boire avec chaque plat. Il avait ce goût pour le blanc en apéritif, juste assez frais, qui s’est institutionnalisé depuis — ce n’était pas encore la mode des chardonnays boisés (oaky, goût de chêne) et le vin américain était encore dans les limbes, c’était un non-sujet; et une prédilection pour les rouges du Rhône sur la viande rouge et de Bourgogne sur les plats mitonnés et les fromages. Sur ce point aussi le film de Nora Ephron est juste : les bouteilles sont montrées sans appesantissement, on devine les (bonnes) étiquettes, le vin est bien versé dans les verres (peut être un peu grands pour l’époque de Julia et Paul) et on le boit simplement : on n’est pas encore dans l’alliance mets-vins, le pairing, ni a fortiori dans le vin mono sujet à la Mondovino.

Je recommande ce film Julie et Julia pour l’habileté narrative de Nora Ephron qui conjugue deux époques en parallèle — les années 50, celles du maccarthysme et de la IVème république, pendant lesquelles Julia va attendre, huit ans, que son Mastering the Art of French Cooking trouve éditeur (3); et les années 2000, celles de Julie qui raconte sur son blog comment elle réalise en 365 jours les 500 et quelques recettes de Julia Child.

Et aussi pour l’interprétation de Meryl Streep qui incarne à merveille une Julia telle que je l’ai connue et pensé qu’elle était.

Pour l’émotion qui se dégage de ces deux destins de femmes, liés par la détermination, le courage, quelquefois la solitude et le découragement, et dont le couple compte tant.

Et enfin pour la vision en filigrane d’une Amérique qui apprend la cuisine, un peu analogue à celle du livre-document Le Jugement de Paris (4) où on la voit découvrir ensuite le vin, celui de Californie entre autres, le vin de cette Amérique qui va rivaliser dans une décennie avec l’Europe, en qualité, quantité et valeur marchande.

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(1) par l’intermédiaire de ma future belle-mère Cécile Ibane,  ex-journaliste de la télévision française et contemporaine de Julia Child, via la Sopexa, organisme chargé de la promotion de l’alimentation française à l’étranger.

Cécile Ibane a tenu et animé pendant une douzaine d’années le restaurant de l’Ile Saint Louis Le Monde des chimères (ci-contre, devenu Mon vieil ami).

(2) galette traditionnelle de la Riviera. Recette (8 p.) : 250 g de farine de pois chiches, 1/2 l d’eau, 6 cuillères à soupe d’huile d’olive, 1 cuillère à café de sel fin, poivre du moulin. À cuire 7 à 9′ sur une plaque de métal.

(3) Mastering the Art of French Cooking, Alfred Knopf 1961; et The French Chef Cookbook, Alfred Knopf 1968, les recettes des émissions The French Chef diffusées sur WGBH Boston et relayées par le réseau US de télévision éducative, comme PBS ou Channel 13 à New York.

(4) George M. Taber, Le Jugement de Paris, le jour où les vins californiens surclassèrent les grands crus français, traduction française Éditions Gutenberg, 2008 .