DANIEL J. BERGER
Jacques Berthomeau (ci-contre) est le premier et le seul blogger à publier en France un billet quotidien.
Son rapport « Cap 2010 » sur le développement du vin français l’avait fait connaître du public en 2001.
Nous avons posé nos trois questions à cet homme d’expérience, cet homme d’intelligence des mots, écrits et parlés.
Question 1 — Nous sommes en 2010, soit le cap que votre rapport avait fixé pour la réforme du vin français, rapport qui a tourneboulé la vinosphère hexagonale et vous a rendu célèbre. Avez-vous le sentiment que vos préconisations ont été entendues ?
Jacques Berthomeau : Une précision, Cap 2010 est une œuvre collective, une note stratégique signée par six personnalités incontestables* du monde du vin, et moi. Sans flagornerie, elle n’a pris aucune ride et mon petit doigt me dit qu’avec la nouvelle donne de l’OCM Vin, les AOP-IGP** et les Vins sans Indication Géographique, tout le monde se rallie à nos propositions.
Reste à mettre les actes en conformité avec le nouveau discours en répondant clairement, pour certaines grandes appellations — Bordeaux, Côtes-du-Rhône, Languedoc et d’autres —, à la question: sommes-nous une AOP ou une IGP ? Sans ce choix clair, la segmentation de notre ressource vin restera floue et le concept d’AOC en pâtira. J’espère que nous ne mettrons pas dix nouvelles années pour nous décider. Comme les dix dernières ont été qualifiées par nos amis anglais de «décennie de châtiment », je reste optimiste.
Q 2 — Votre blog est le seul en France à publier quotidiennement un ou plusieurs billets sur le vin. Combien avez-vous d’abonnés ? …… Qui sont vos lecteurs ? Comment se déroule votre journée de blogueur — quel temps y consacrez-vous ? Selon quelles méthodes vous informez-vous ? Comment viennent vos idées d’articles ?
J B — En effet j’ai choisi le rythme quotidien pour ne pas rompre le fil avec mes lecteurs. Tous les experts me l’ont déconseillé et bien sûr j’ai persisté. Mes lecteurs sont fidèles alors pourquoi les abandonner, même une seule journée ? J’ai publié 395 chroniques en 2009. C’est plus écologique que le journal : pas de déchets dans la poubelle. J’ai à ce jour 777 abonnés. Sur le dernier trimestre 2009 je suis sur un trend de 15 000 visiteurs uniques/mois et 25 000 pages lues/mois.
Comme je suis un paresseux, je travaille le moins possible mais quand je le fais, c’est par stances intenses, de jour, de nuit, sans calendrier établi. Je lis beaucoup. Mon métier m’a contraint à « bouffer » des notes ardues, des études… Je suis curieux, attentif aux tendances et n’ai aucune méthode. Les idées d’articles me tombent souvent dessus : exemple celle sur les cours d’œnologie. J’aime écrire et débattre. Mon blog est certes une maîtresse exigeante mais il ne fait qu’occuper un espace circonscrit de mon temps, jubilatoire et plein d’adrénaline.
Q 3 — Comment caractériseriez-vous votre plaisir intime du vin : le moment de la dégustation ? La découverte de nouveaux vins ? En parler avec des amis à table par exemple ? Est-ce un plaisir silencieux, au-delà des mots justement ? Possédez-vous une cave fournie ? Le vin est-il une personne qui vous « raconte une histoire »,
comme dit Jacques Puisais; ou bien un objet destiné à être comparé/hiérarchisé avec
d’autres de son espèce ?
J B — Si je le pouvais, je vous répondrais : joker ! Je suis un taiseux, pour moi les émotions esthétiques de toutes natures sont intimes, elles n’ont pas besoin de mots. Alors le partage me direz-vous ? Il est dans la convivialité de la table, le soin mis dans le plaisir offert à ses invités.
Mon intimité avec le vin passe par les gens du vin, notre histoire commune. N’oubliez pas que dans mes fonctions, dites de pouvoir, le vin a été bien plus qu’un dossier, un engagement. Fils de paysan, pour moi le vin dans tous ses états, c’est « la richesse de la France ».
Pour autant, mon plaisir n’a rien d’intellectuel, il très charnel et surtout toujours en phase avec des moments de ma vie : la gestion de la cave de l’Hôtel de Lassay*** en 1981, la dégustation des échantillons de vin de table à la SVF*** en 1986-88, les dégustations de mon petit groupe de jeunes…
Avec le vin, comme pour la peinture, je ne thésaurise pas, je n’achète pas la belle cote, je suis éclectique et après avoir eu une belle cave lorsque j’avais beaucoup de place, je préfère maintenant avoir des plaisirs instantanés. C’est l’âge sans doute… Comme je déteste l’art officiel et les hiérarchies figées mon blog se veut défricheur, conteur d’histoires, passeur d’idées, humeur de tendances, pour que le monde du vin renoue ses liens avec les nouvelles générations, pour que le vin revienne dans la vie des gens…
Blog de Jacques Berthomeau le 6 janvier 2010:
« […]
Le sujet récurrent de la segmentation de l’offre française, qui nourrit les rapports, les débats d’experts, les discours des chefs, ne peut trouver d’issue concrète s’il continue d’être abordé en fonction d’une approche juridico-administrative liée à la vieille dichotomie: vins d’AOC et vins de table.
La nouvelle OCM avec ses AOP-IGP et ses vins en IG, que nous le souhaitions ou non, que ça nous dérange ou non, que ça nous plaise ou non, ouvre la voie à deux approches de la viticulture : l’une fondée sur les fondamentaux des AOC avec un modèle artisan commerçant et PME du vin; l’autre basé sur un vignoble dédié à des grands volumes mis en marché par des structures en capacité de générer des marques à vocation mondiale.
Opposer les deux viticultures, les considérer comme incompatibles, relève de postures purement idéologiques qui confortent l’immobilisme. Les solutions idéales n’existent pas et le « du passé faisons table rase » relève de l’illusion. Comme dit l’autre, il faut faire avec, s’ajuster, rebâtir.
Et pour prouver que le temps fait son oeuvre, je me plais à vous citer l’accord signé entre deux grands chefs de Sud de France : « Mais pour les deux présidents (Jacques Gravegeal et Michel Servage) cette réunion (l’adhésion des Pays d’Oc à la Confédération Nationale des Vins de Pays) est aussi une occasion de « ne pas rater un virage historique », celui du règlement par la segmentation européenne (AOP, IGP, vins sans IG) du problème de segmentation mis en lumière par René Renou lors du début de la réforme des AOC. Pour eux, même si actuellement les IGP représentent environ 11 millions d’hectolitres (dont 5 millions pour les vins de pays d’Oc) en face des 25 millions d’hl d’AOP, « dans les deux ou trois ans qui viennent, les curseurs vont bouger » : si certains vins de pays de petite zone décideront peut-être de passer en AOP, à l’inverse, les grandes AOP risquent d’éprouver du mal à prouver leur lien au terroir et pourront opter pour le passage en IGP. Et au niveau de l’économie des exploitations, les IGP progressant à la fois en France et à l’export, nombreux risquent d’être les viticulteurs qui préféreront produire des IGP de cépage sur des terres pourtant classées en AOP. »
Les paroles sont de Cap 2010 et la musique des deux signataires. »