DANIEL J. BERGER
On l’avait oublié, le vin du pays charentais est plus ancien que le cognac qui a rendu la région mondialement célèbre. Oublié ou ignoré ? Le vignoble des Charentes s’étend d’Angoulême au bord de Gironde au nord de Blaye, jusqu’à La Rochelle, l’Ile d’Oléron et l’Ile de Ré, 1 500 ha éparpillés dans un océan de vignes 50 fois plus étendu sur 75 000 ha entièrement dédiés au cognac.
Sortir de l’anonymat qui les occulte encore, leur attacher une vraie identité — entre « bouquet de pays » et « 600 vignerons, une signature » —, se faire désirer et déguster, tels sont les objectifs fixés aux vins du pays charentais par leur syndicat, qui avait invité quelques journalistes à venir découvrir son vignoble polymorphe, réparti sur le 16 (Charente) et le 17 (Charente Maritime).
Suite du voyage-dégustation sur place le mois denier.
Les viticulteurs charentais se seraient donc fait une religion qu’énonce Thierry Jullion, responsable de la promotion au syndicat des vins de pays charentais, qui nous a cornaqué pendant deux jours, producteur lui-même, propriétaire du Domaine de Montizeau : « pour se prémunir contre les effets de yoyo d’une vendange à l’autre, mieux vaut avoir « trois oeufs dans le même panier, » 1/3 pineau (des Charentes), 1/3 vin (rouge, rosé et blanc en proportion égale), et 1/3 cognac. » Certains vignerons semblent hésiter sur le panier et le nombre d’œufs.
S’il y en avait une que la diversification des produits n’avait pas l’air d’inquiéter, c’était bien Marion Babinot (ci-dessous>, la benjamine du groupe, car la répartition des forces, elle connaît : « vins, safran, apéritifs et plaisirs charentais » dit sa carte de visite, sur laquelle elle ajoute « c’est au cœur des Borderies (1), le plus petit cru du vignoble cognaçais, que nous cultivons amoureusement nos terres pour offrir à vos papilles des saveurs confidentielles ». Tout un programme.
Elle a de grands yeux foncés, sourit finement, attentive, ne dit presque rien mais n’en pense pas moins, à peine attristée de ses maigres vendanges de l’année passée. Ses parents, viticulteurs de cognac avec lesquels elle a commencé, l’ont écoutée, ont compris son ambition et l’ont aidée. Avec son père, elle a pris un 1/2 hectare à Javrezac (16100), arraché l’ugni blanc et planté du sauvignon gris et de l’arinarnoa « un cépage teinturier (2) très tannique, qui donne un jus noir, c’est du velours sur la langue. »
Elle continue le safran « une culture qui a précédé et accompagné celle de la vigne et qui donne trois récoltes par an, je voulais la poursuivre. » Son sauvignon gris est prometteur (ci-dessus). Elle produit 1 500 b des deux vins, 2 000 de jus de raisin, et 1 000 d’apéritif (sauvignon gris et rose, qu’elle appelle « Drôlesse »). Elle va planter du jurançon noir, du colombard et aussi du chenin « pour faire du moelleux. » Elle va s’agrandir, persuadée que le succès l’attend.
Expérimenter en permanence
L’esprit d’expérimentation qui caractérise Gilles Merlet (ci-dessous à droite) c’est celui de toute la communauté des viticulteurs charentais, qui a beaucoup tenté, tâtonné, testé. Récoltants d’ugni blanc à 80%, Merlet et ses fils, patronyme bien du coin, sont initialement distillateurs, depuis cinq générations. Ils produisent apéritifs, cognacs, liqueurs, triple sec, crèmes de fruits et font de la pub pour leur cocktail « Sidecar », cognac—jus de citron—triple sec.
Lorsqu’a commencé le mouvement vers les vins de bouche, où Gilles Merlet a joué un rôle décisif, ils ont essayé plusieurs cépages comme, en rouge, le tannat, qui ne s’est pas acclimaté (manque de maturité phénolique) ou l’arinarnoa, un hybride merlot-petit verdot, auxquels ils ont préféré les classiques, C-S, M et pinot noir. Et en blanc, à part l’indispensable ugni, plutôt que la folle blanche, sensible au botrytis et fructifiant en dents de scie, ils ont gardé le montils (3) en moindre proportion, et ont planté du chardonnay, du sauvignon, du colombard.
Ils nous font déguster leur chardonnay « Gabare bleue » (ci-dessus), sans millésime mélangeant des années précédentes comme cela est autorisé en VdP. Puis leur sauvignon « Rivages » et leur cuvée trentenaire « Tringinta », assemblée à 50% des deux cépages blancs. Puis un rosé à 50% M-CS. Et un rouge M à 100%, exporté au Royaume Uni et en Russie : il aura fallu que je vienne ici pour ressentir aussi profondément l’attaque et l’enveloppe aromatique typique du merlot, pourtant plus fruité, gouleyant et joliment charnu qu’en bordelais. Beau vin.
La gabare… longue barque volumineuse, qui transportait jadis les barriques de cognac sur la Charente jusqu’à La Rochelle, de là ré-embarquées vers l’Angleterre et les Pays-Bas. À Cognac même, du quai qui desservait les maisons renommées, nous embarquons sur l’une d’elles pour une balade tranquille et arrosée, de ce rosé des îles de Ré et d’Oléron qui rejoint la cohorte des attrayants rosés français si désirés, « un stéréotype montant » selon Robert Häuselmann (cf. la super médaille au tout récent Mondial de Bruxelles), pour aller accoster au pied du restaurant de l’Yeuse (ci-dessous à droite) puis traverser son impressionnant « jardin respectueux. » Joli menu, bon vin — le rouge du Domaine de Pimbert, 50% M/CS à… 3,60 € !
Les seigneurs de l' »eau de vie » peuvent aussi faire du (bon) vin
On se souvient peut-être de ces propriétaires de cognac qui au début des années 70, menaçés par la crise, achetaient des châteaux à Bordeaux… Guy Tesseron par exemple, qui après avoir mis la main sur Lafon-Rochet à Saint-Estèphe et Malescasse à Lamarque, reprenait à la dynastie Cruze en 1973 un fort décati Pontet-Canet à Pauillac (de l’ordinaire servi aux Wagons-Lits en 1/2 bouteilles) pour le confier à son dernier fils, Alfred (parrain de ce blog), qui en a fait depuis la star que l’on sait. D’autres se sont diversifiés sur place. Rémy Martin par exemple, propriété de la famille Hériard-Dubreuil, qui a fusionné certaines activités avec Cointreau et développé une production de vin au beau milieu de la fameuse Grande Champagne près de Segonzac (4), au Domaine du Grollet.
Le sol de calcaire dur posé sur un sous-sol de graves aussi sablonneux et argileux, est ici une « rareté géologique » qui confère « force et équilibre à la vigne« . Après replantation totale du vignoble en 1987 à 4 400—5 000 pieds/ha, et le temps pour les racines de trouver leurs nutriments en profondeur et pour les hommes de structurer le vignoble en une quinzaine de parcelles, c’est en 1999 que sort la première cuvée. Passé en culture raisonnée en 2006, le domaine établit son rendement à 50 hl/ha sur 20 ha en rouge (12 ha en M, 8 en C-S), et produit 80 000 b/an (5).
« La qualité dans cette zone pas spécialement précoce, s’atteint au prix d’importants travaux sur la vigne » explique fièrement Eric Jaumet (ci-dessus), œnologue grand maître du chai — taille courte, ébourgeonnage strict, effeuillage « on élimine les contre boutons« , vendanges en vert « on en met à terre autant qu’on en laisse sur le pied. » Du coup, pour ne perdre aucun de ces grains « tout petits, comme du caviar« , la vendange est mécanique, car « moins aléatoire qu’à la main« .
Ne pas hésiter à acheter ce rouge 2009 à 80% M et 20% C-S, une proportion de Pomerol ou Saint-Émilion, haut de gamme du Charentais à 10 € chez le caviste (Nicolas), élevé pendant un an en chêne « mais rassurez-vous, vous ne lècherez pas les douelles, » le superbe 2009 vous procurera « du plaisir aujourd’hui et dans 10 ans » conclut Eric Jaunet.