DANIEL J. BERGER
La Loire bordée de vignobles de Roanne à Nantes, en partie classés au Patrimoine de l’Humanité constitue l’une des plus grandes étendues vinicoles au monde, que 800 km de routes des vins sillonnent. La grande variété des vins s’explique par les différences géographiques, géologiques et de climat, et autant par la vingtaine de cépages différents eux aussi, dont les plus connus en blanc sont le chenin, les différents sauvignons, et en rouge le cabernet franc.
Après les variétés proprement ligériennes et celles venues de Bourgogne, scrutons celles originaires du Bordelais comme le côt.
Et interrogeons-nous sur le futur des cépages anciens, oubliés et disparus.
3. Des cépages de Loire originaires du sud-ouest, c’est surtout le cabernet franc (l’ancien breton) qui est représentatif des pays de Loire, donnant des rouges fruités et de bonne garde récoltés au-dessus des coteaux calcaires de Chinon, de Bourgueil et en Saumur-Champigny. Il est aussi présent en Anjou dans la région de Brissac, dominant les petites vallées du Layon et de l’Aubance, où il produit les AOC Anjou-villages et Anjou-villages-Brissac, et aussi des rosés.
Issu du Quercy, le côt (plus connu sous le nom de malbec surtout depuis qu’il s’est exporté de Cahors en Argentine en y devenant le 3ème cépage), « fils du prunelard et de la magdeleine noire des Charentes, cousin du tannat et de la négrette, » aurait été transplanté dans la Loire à la Renaissance. Cultivé surtout en Touraine et dans la vallée du Cher comme chez Jean-Michel Desroches, producteur typique à St-Georges-sur-Cher, le côt est le plus souvent assemblé au cabernet franc et au gamay.
Sa variété en blanc, le romorantin n’est guère cultivé qu’en Sologne aujourd’hui. En raison de son acidité moyenne, ce vin a joué comme l’arbois, un rôle traditionnel d’assouplisseur du chenin et parfois du sauvignon. Aujourd’hui, mieux que de la résistance, il fait du développement qualitatif comme en témoigne le projet d’extension de l’AOC Cour-Cheverny, dont il est le cépage exclusif depuis que François Ier l’eut rapporté de Bourgogne au début du XVIème siècle.
Henry Marionnet (voir article précédent) cultive depuis 2007 au Domaine de la Charmoise à Soings-en-Sologne en Touraine, quelques hectares de romorantin non greffé (« franc de pied »), dans ce qui pourrait bien être la plus vieille vigne de France, miraculeusement épargnée par le phylloxéra. Nommé Provignage, son vin passionne les amateurs de crus hors cépages classiques. Sur son domaine on trouve aussi des francs de pied de chenin, sauvignon, côt et gamay.
À propos des vignes franc de pied, on voit en Loire se dégager un sous-courant de défense des cépages anciens non greffés, qui ne concerne pour l’instant qu’une poignée de vignerons — sur du chenin chez François Chidaine en Touraine, à Montlouis, et chez Philippe Delesvaux en Anjou à St-Aubin de Luigné; sur du cabernet franc chez Catherine et Pierre Breton à Bourgueil et Thierry Germain à Saumur-Champigny; auxquels on ajoutera en Champagne les vieilles vignes de pinot noir de Bollinger et de chardonnay à Tarlant; ainsi que le carignan et le grenache du Domaine Gauby en Roussillon, la roussanne d’Eric Texier en Côtes-du-Rhône, ou encore le tannat du Château Barréjat à Madiran — au total 40 ha tout compris sur les 800 000 du vignoble de France, un minuscule 1/20 000 ème !
De l’avis des uns et des autres cités, les cépages franc de pied offrent plus de densité et de tension que leurs homologues greffés, plus de profondeur et de corps aussi, les vins s’avèrent plus concentrés et purs en fruit, plus expressifs de la typicité de chaque cépage. Un inconvénient peut-être, les rendements seraient inférieurs, parfois jusqu’à moitié moins.
Dans un article récent, la revue Decanter (extrait ci-dessous) rappelle qu’en majorité les vignes de l’hémisphère sud du globe ne sont pas greffées sur un pied américain résistant au phylloxéra, cet insecte qui a ravagé la quasi totalité du vignoble européen entre 1870 et 1890. Sauf sur les sols sableux, le risque n’a pas disparu, le phylloxéra peut réapparaître. Aussi les initiatives franc de pied sont-elles encore très rares et prudentes.
En conclusion, au sein du courant résurrectionnel de cépages anciens, oubliés, méconnus ou disparus, on peut distinguer deux niveaux, l’aspect conservatoire — pour assurer le futur de l’ampélographie en termes de biodiversité et de patrimoine; et l’aspect développement — celui des plantations, des vinifications et des mises en marché, car c’est le vin qui compte au final, expérimental d’abord, de consommation ensuite.
Sur le deuxième aspect, Wine Mosaïc (1) souligne l’intérêt commercial à terme des cépages anciens : « même s’ils ont des superficies modestes, ils sont suffisamment ancrés localement pour faire la différence, » ajoutant « quand les Turcs débarquent sur le marché américain avec des merlots, ils sont peut-être la 250ème région du monde à en produire, alors qu’ils possèdent des cépages autochtones uniques comme l’öküzgözü, le kalecik karasi ou le bogazkere, qu’ils pourraient avantageusement placer sur le marché en vins de niche. »
Connaissez-vous les castets, ferradou, mouyssaguès, riminèse ? Comme le long du couloir ligérien, la tendance à la réhabilitation de cépages anciens est ailleurs tout autant partagée, notamment par la FPVF (Fédération des Pépiniéristes Viticoles de France), qui vient de faire agréer des clones expérimentaux comme le durif, le génovèse (connu en Corse), le béclan (en France-Comté), le servanin (en Isère) ou le rivairenc (en Languedoc). Leur idée de cultiver ces raretés ampélographiques a pour objet de produire des jus nouveaux à l’intention des consommateurs saturés de vins jugés trop ressemblants.
Si l’affaire Emmanuel Giboulot a intéressé la France entière et bien au-delà, c’est qu’il a coïncidé d’une part avec la demande ambivalente d’autonomie « kantienne » vis-à-vis de la nature et de la liberté de choix écologiques, en même temps qu’un besoin de règles reconnues, en l’occurrence l’AOC; et d’autre part avec la préoccupation sociétale de bannir agressions, meurtrissures et migrations génétiques infligées par les traitements chimiques parfois irrémédiables, au profit d’une intelligence individuelle de l’aléa climatique et des conduites « naturelles » à mener en conscience.
En ce sens, pour assurer la cohérence de leur démarche, les vignerons cherchant à ressusciter les cépages anciens, oubliés ou disparus ne devraient-ils pas s’efforcer de le faire dans des conditions culturales préalables à l’ère industrielle, et donc conduire leurs vignes au minimum en biodynamie et sans greffage, si ce n’est avec les moyens prophylactiques élémentaires d’il y a plusieurs siècles ?
FIN