D’après Isabelle Bunisset — LE FIGARO — 05/03/2015
Avant le début des primeurs d’avril à Bordeaux, trois experts internationaux, le critique américain Robert Parker, son compatriote Jeffrey Davies et le consultant français Michel Rolland, évoquent l’évolution du goût et de la qualité du vin dans le monde.
Le Figaro a demandé à trois experts internationalement reconnus de donner leurs avis sur l’avenir de la production vinicole. Rendez-vous a été pris dans la winery Alpha Omega, dans la Napa Valley en Californie, avec Robert Parker, l’un des critiques les plus influents au monde depuis trente ans (exceptionnellement absent des prochaines dégustations de primeurs à Bordeaux). Pour lui donner la réplique, Michel Rolland, oenologue-conseil d’une centaine de vignobles en France et à l’étranger, et Jeffrey Davies, négociant à Bordeaux.
Le FIGARO. – Le vin, aux États-Unis comme en France, mériterait-il des politiques plus adaptées ?
ROBERT PARKER (ci-contre) –– Aux USA, chaque État possède sa propre législation, ce qui complique la commercialisation. Nous restons néanmoins plus flexibles sur les appellations : nous plantons ce que nous voulons, où nous voulons.
MICHEL ROLLAND –– La France, berceau de la production mondiale et référence de qualité, a voté les lois Évin, scélérates et stupides. Voilà la grande différence avec les USA, qui considèrent le vin comme un produit culturel.
ROBERT PARKER — Le vin est une boisson culturelle, une boisson de modération. La France, je pense, l’a oublié.
Pourquoi la France garde-t-elle la réputation de pratiquer des prix élevés alors que les crus américains sont généralement plus chers ?
JEFFREY DAVIES (ci-contre) — Les meilleurs vins californiens sont très coûteux à produire. Mais les Américains sont plus forts que nous à Bordeaux pour créer la demande, maîtriser la rareté et donc, maintenir des prix élevés.
R. P. — En Californie, on vend les vins directement au consommateur à un prix assez élevé, sans marge pour les revendeurs et grossistes. En France, vous avez un courtier, un négociant, un importateur, un détaillant et, enfin, le consommateur. Le vigneron mériterait plus de profits.
M. R. — N’oublions pas qu’en France on trouve des vins très bons et peu onéreux !
R. P. — Le milieu, la presse restent obsédés par 40 ans de grands crus. Voilà pourquoi les consommateurs sont persuadés que les vins français sont trop chers.
Les Chinois étaient les premiers importateurs de bordeaux. Les États-Unis reprennent aujourd’hui le leadership…
MICHEL ROLLAND (ci-contre) — La Chine s’est réveillée au moment où le marché mondial était en berne. Elle a beaucoup acheté et trop cher. Les Chinois ont été déçus parce qu’ils voyaient là une possible spéculation. Heureusement, ce pays dispose d’un potentiel énorme et son pouvoir d’achat continuera à progresser, sans doute plus vite que celui des États-Unis. Cependant l’Amérique du nord demeure le meilleur marché au monde, parce que le plus éclectique.
J. D. — Si les États-Unis sont devenus le pays où l’on consomme le plus de vin au monde, ramenée au nombre d’habitants, la consommation demeure nettement inférieure à celle de la France.
R. P. — Je fais des conférences sur le vin en Chine depuis 1998. Chinois, Sud-Coréens, Singapouriens, Hawaïens sont les nouveaux acheteurs. Ils apprennent très rapidement et ont une passion sincère pour le vin. Et cela va continuer au moins dans les dix années à venir. Je vois le marché des USA et de la Chine augmenter en volume dans un futur proche.
Les prix des vins français connaissent d’importantes fluctuations…
R. P. — L’obsession du millésime explique beaucoup de choses, chez le consommateur bien sûr, mais aussi chez les critiques de vin. Les grands millésimes entraînent spéculation et augmentation des tarifs. Pour les autres, c’est souvent une baisse des cours. Dans la Napa Valley, les vins peuvent être moyens mais jamais mauvais, d’où une certaine stabilité des prix.
M. R. — Je n’ai pas de solution. On a de grands exemples : le millésime 1984, pourtant insuffisant, s’est vendu trois fois le prix qu’il valait ! Seul Bordeaux est capable de ce genre de bévue.
Il existe un goût Parker. Pensez-vous que naîtra un goût asiatique ?
R. P. — La question est de savoir s’il existe un goût international ? Oui, en principe, car c’est une question de qualité intrinsèque. Bien sûr, l’éducation, la formation sont différentes, mais, quand les consommateurs du monde entier boivent par exemple Château Pavie (Saint-Émilion), ils lui trouvent le même goût.
M. R. — Il y a tout de même une évolution du goût à travers le temps. Je vais aller un peu plus loin : avant Robert Parker, il y avait le goût anglais !
R. P. — Étonnante évolution. Quand j’ai débuté, les vins étaient un peu minces, secs et astringents. Et lorsque j’ai dégusté la première fois avec Michel Rolland, j’ai compris. Voilà un homme qui cherche le fruit et qui n’a pas oublié cette évidence : le vin est un produit issu du fruit. La viticulture est devenue plus soignée, la vinification plus contrôlée. Si davantage de personnes aiment le vin, c’est parce qu’il donne plus de plaisir que dans les années 1950 ou 1960. L’explication des grands millésimes comme 1947, 1949, 1959, 1961 ? Une seule : les raisins étaient mûrs.
J. D. — Oui, c’est la compréhension de la maturité. Aujourd’hui, les grands vins sont bons à l’écoulage, en barrique, à la mise en bouteille, et longtemps après. La plage de plaisir s’est élargie.
Puisque tant de défauts ont été corrigés, n’est-il pas plus difficile d’établir une échelle de qualité ?
R. P. — Le niveau de qualité moyenne est très haut. Les écarts se resserrent. Le grand défi d’aujourd’hui est d’expliquer les nuances entre un bon vin et un très bon vin.
M. R. — Les principaux vainqueurs sont les consommateurs, ils n’en ont jamais bu d’aussi bons qu’en ce moment.
R. P. — Une génération de consommateurs gâtés ! Je me souviens de la médiocrité des vins en 1966, en 1978. Michel a tout changé. Il a eu la plus grande influence sur la qualité du vin dans le monde, tant auprès des étudiants que des professionnels. Voilà pourquoi il est tant critiqué, comme moi, d’ailleurs.
Une bibliothèque reflète l’histoire d’une vie. Pourrait-on en dire autant de vos caves ? Que cachent-elles ?
R. P. — Un tiers de Côtes-du-Rhône. Quelques exceptions pour les vins rouges et les blancs californiens. Pour le champagne, j’achète selon les besoins. Depuis mes débuts au Wine Advocate (sa revue, NDLR) en 1978, j’achète des vins de plaisir. Je suis un hédoniste avec une sensibilité intellectuelle. Mais un vin trop intellectuel ne me parle pas.
J. D. — Des californiens, des bourgognes, mais l’essentiel de ma cave est constitué de bordeaux.
M. R. — Elle est le reflet de longues années de travail.