DANIEL J. BERGER
Un convivium de femmes de vin, épouses de propriétaires de Bordeaux et/ou propriétaires elles-mêmes, s’est formé autour d’un séjour de plaisir à la Feria de Séville. Après corridas, repas distingués, sorties dans les casetas et visites des lieux, ces dames sont venues aussi pour présenter leurs vins à l’hôtel Alfonso XIII.
Retour sur une escapade mémorable en avril 2015 dans l’orgueilleuse et sensuelle cité andalouse, l’occasion de croiser plusieurs dames de Séville, señoras réelles ou imaginées.
Des señoras venues de Bordeaux
Dans les salons de l’hôtel Alfonso XIII ce 24 avril sont réunies quelques ambassadrices du vignoble bordelais venues présenter leurs plus belles bouteilles au mundillo sévillan (spécimens ci-dessous), celui des toreros vedettes dites figuras, des relations mondaines et des familles fortunées, sensibles au charme indéniable de ces grandes dames de Bordeaux autant qu’à leurs vins eux aussi vedettes, les grands crus classés.
Parlons des vins présentées par les señoras bordelaises…
… en commençant par les Graves des châteaux Carbonnieux et Chantegrive 2013 — un triste millésime pour les rouges au nord de Bordeaux comme au sud et dans l’hexagone en général, à l’exception du Languedoc-Roussillon. No sweat, ce sont les blancs que mesdames Isabelle Perrin et Marie-Hélène Lévêque ont apportés. De la nouvelle édition de son Oxford Wine Companion, Jancis Robinson dit qu’elle a du réviser 60% de la précédente et entrer aussi de nouveaux mots comme minéralité, qu’on applique désormais de façon automatique dès que passe un sauvignon à portée de nez de Sancerre-Pouilly-Quincy-Reuilly, Nouvelle-Zélande, ou du Chili.
Dans les Graves, le sauvignon est assemblé à du sémillon et parfois à de la muscadelle : à la minéralité du sauvignon (buis, genièvre, hydrocar- bure, pipi de chat, fumée) s’ajoutent des nuances d’agrumes et de fruits exotiques. Philibert Perrin, beau-frère d’Isabelle ici présente, explique que le Carbonnieux blanc doit ses caractéristiques à la bonne distance de la forêt landaise modérant les écarts de température (+ 2 ° qu’en Pessac-Léognan, d’où la précocité des raisins) et à l’influence du ruisseau l’Eau blanche (lui donnant sa fraîcheur) : comme il est sage de savoir s’en remettre à la grâce du terroir.
De g à d, Marie-Hélène Lévêque (Chantegrive) et Isabelle Perrin (Carbonnieux)
Quant à Chantegrive, propriété créée ex nihilo par le populaire courtier Henri Lévêque qui avait refusé de voir les parcelles de graves entourant sa demeure de Podensac bradées en lotissements, voici un domaine parti de zéro il y a 50 ans et qui a atteint aujourd’hui 100 hectares d’un seul tenant, un exemple de réussite, de qualité et de bon management familial. Le 2013 Cuvée Caroline est un chef-d’œuvre (et merci à Marie-Hélène Lévêque de nous avoir intéressés à ce séjour à Séville).
13 heures. Déplaçons-nous jusqu’à Lilian Barton- Sartorius (d) et sa fille Mélanie (g) représentant les châteaux Léoville Barton (50 ha) et Langoa Barton (17 ha), 2ème et 3ème crus classés de Saint-Julien, propriétés de leur famille depuis bientôt deux siècles. Grande classe du Langoa 2007, qualité impeccable et style inégalable du Léoville 2006, vinifiés avec les mêmes méthodes disent-elles, parmi les meilleurs de l’appellation. Mais c’est au château Mauvesin, un moulis oublié et relevé par Lilian Barton, fille d’Anthony (13ème génération de Barton), la Marguerite Yourcenar du Médoc, que se concentre mon attention. Un peu d’histoire comme on aime bien la rappeler en Médoc : Loïs Leblanc, dernier marquis de Mauvesin, qui avait fait construire en 1853 le bâtiment actuel sur les fondations de l’ancien château féodal, meurt en 1881 laissant le domaine à son cousin, le vicomte Baritault du Carpia. Cinq siècles dans la même famille, cas unique en Médoc, Château Mauvesin a finalement été acheté en 2011 par Lilian Barton, qui l’a rebaptisé Mauvesin Barton et en a replanté 10 hectares (sur 51). Voilà donc un vin très ancien devenu très nouveau qui mérite une présentation de son étiquette. Le 2012 a déjà de la classe : respect du fruit, complexité peu habituelle à Moulis, réserve dans l’expression si ce n’est déjà cette distance aristocratique caractérisant souvent les grands vins Barton. Le 2014 se trouve aux alentours de 10 €.
Passons chez Léoville Poyferré où nous accueille Florence Cuvelier (gauche). En 2009, ce 2nd Gd Cru Classé de Saint-Julien avait été noté 100/100 par Robert Parker : « la bouteille s’est envolée à 250 € contre 60 € en 2008 ! C’est presque un handicap. En vendant 80% de notre production en primeur, nous ne ne pouvons maîtriser les prix ensuite. » Le 2014 est sorti à 50 € en primeur.
Puis au présentoir de Grand Puy Lacoste où Emeline Borie (droite) présente le 2003, année de sécheresse on s’en souvient encore : le vin est souple, vivant, frais même, avec des arômes secondaires assez inhabituels de cacao. Sa faible acidité ne l’empêche pas d’évoluer dans la sérénité : le savoir faire Borie (Ducru Beaucaillou notamment) a su vaincre l’adversité climatique. On trouve ce 5ème CC de Pauillac 2003 entre 40 et 50 €, et il se gardera une dizaine d’années encore. Le 2014 vendu 45 € en primeur sera, selon Emeline Borie, un « petit 2010. »
L’Alphonse XIII est un bâtiment de style neomudéjar combinant les influences arabes et plateresques — voûtes larges, balcons de fer forgé, ornements en brique et céramique, azulejos, plafonds à marqueterie.
Il a été construit en plein cœur de Séville sur ordre dit-on du roi du même nom, pour y recevoir en 1929 les invités de marque à l’exposition universelle (ou plutôt ibéro-américaine, universelle ce sera pour 1992).
Apparaît le sommelier de l’hôtel, Gregory Bossuyt, un Français qui confesse ne pas avoir de vins français en cave : « la politique de l’établissement est de valoriser les vins espagnols. » Et ce n’est pas cette dégustation au sommet qui va y changer quelque chose.
Puis Rauzan-Gassies 2008 et Croizet-Bages 2004 présentés par Anne-Françoise Quié (à gauche). Le 2nd CC de Margaux Rauzan-Gassies 2008 est bien évolué, le fruit s’estompe derrière des notes de chocolat, les tannins sont assouplis, lui manquent peut-être aujourd’hui le relief et les contrastes de sa prime jeunesse. Le 5ème CC de Pauillac Croizet-Bages 2004 est un vin orgueilleux qui a toute sa place à Séville, il se donne immédiatement à boire, nez de cuir et de roses, coulant comme du velours, un grand vin qui va rester mon préféré de cette dégustation. Le 2014 est parti aux environs de 45 € en primeur.
En plus de Chasse Spleen, Céline Foubet (droite) présente son Camensac, du millésime 2008 tous les deux. Camensac, 5ème CC Haut-Médoc, est depuis dix ans dans la famille Merlaut (ses grand-parents). Elle a changé l’ancienne étiquette en bleu, une couleur rare pour le vin comme le vert pour le théâtre, et a replanté 30% des 100 ha du domaine depuis 2005. 55% cabernet sauvignon, 45% merlot, 15 à 20 000 caisses par an, un très bon médoc : « le 2008 est agréable en ce moment et 10-15 ans c’est le bon âge pour un médoc, » sourit Céline comme elle seule sait le faire (le 2014 est à 17 € en primeur). Au moment de goûter le 2008 de Chasse Spleen, le plus connu des moulis, s’avance Zocato le plus connu des chroniqueurs taurins français : « j’avais un épagneul extraordinaire qui ramassait les grives dans l’ordre où elles tombaient au sol, il s’appelait Otto de Chasse Spleen. »