BORDEAUX : QUELQUES PRIMEURS 2015 (2)
DANIEL J. BERGER
PAUILLAC, SAINT-ESTÈPHE, qualité à l’identique
11 vins présentés au château LAFON-ROCHET.
À tout seigneur, tout honneur, Lafon-Rochet, situé sur le terroir de Saint-Estèphe entre Cos d’Estournel et Lafite-Rothschild. Couleur de prédilection, le jaune, celui de la peinture des murs du bâtiment (reconstruit sur le modèle d’une chartreuse XVIIème par Guy Tesseron lorsqu’il achète le vignoble milieu des années 70), celui des étiquettes et celui du pantalon de notre hôte Michel Tesseron.
Le vignoble* conduit par le sympathique Basile Tesseron, fils du non moins sympathique et hédoniste Michel, lui-même fils de Guy, venu des Charentes, plus sévère, lui-même fils d’Abel, créateur du cognac Tesseron en 1905. Bordeaux, c’est souvent une affaire de famille : le frère de Michel, Alfred, dirige Pontet Canet (Pauillac absent ici, il joue ailleurs dans la cour des très grands depuis deux 100/100 de Parker consécutifs en 2009 et 2010 ) avec Mélanie, la fille de Gérard leur autre frère décédé, a repris la maison de cognac et racheté le vignoble de l’acteur Robin Williams dans la Napa Valley.
Alors le Lafon-Rochet 2015 ? Il est bien, remarquable même. Mais selon Basile, qui le vend à 80 à 90 % en primeur, les notes attribuées par les critiques ne sont pas à la hauteur de la qualité de son vin, sous prétexte qu’il aurait plu dans le nord du Médoc plus qu’ailleurs. Lors d’une rencontre avec la magazine Vitisphère, il a brandi ses échantillons en lançant : « ça a pris la pluie ça ? C’est dilué ça ? On a rajouté de l’eau ?… Il faut arrêter : rarement nous avons réalisé un aussi beau vin ».
* 4ème cru classé. 45 ha. 120 000 b/an. Graves du quaternaire, sous-sol argilo-calcaire. 55 % CS, 40 % M, 3 % CF, 2 % PV. Élevage 15 mois en barriques à 50 % neuves. Prix du 2014 : aux alentours de 25 €.
**Second vin : Les Pèlerins de Lafon-Rochet. À ceux qui se méfient des seconds vins, il faut dire que les grands crus font de meilleures sélections de raisins permettant d’en élever la qualité (et le prix). Les rumeurs convergent sur les 2nds en 2015 : ils sont excellents. L’idée est de s’en consoler quand on ne peut se payer les 1ers vins.
Les grands crus classés de Pauillac sont exposés à côté l’un de l’autre, respectables, inattaquables, imperturbables — Grand-Puy Ducasse et Grand-Puy Lacoste, d’Armailhac et Clerc Milon (qui sort pour la 1ère fois un 2nd vin**), tous les deux Rothschild (Mouton n’est pas présent, et la grille du château est fermée), les deux Pichon, Baron et Lalande, les deux Lynch, Bages et Moussas, Croizet Bages et Haut-Bages Libéral. Que vous dire ? Proches, ils forment plus qu’une équipe, une Cour. J’en connais plus d’un qui à l’aveugle ne sauraient faire de vraie différence entre eux, chacun est bel et bon, de très bonne compagnie (sans bashing facile). Dégustés en une demi-heure, sans avoir pu noter d’intrus en termes de goût dans ce bel ensemble homogène. Tous frères, tous bons.
Ceux de Saint-Estèphe sont là aussi — Cos Labory, Château de Pez, Ormes de Pez, Phélan Ségur, réussis déjà. Une année sûre vous dis-je.
Dégustation conclue par un plateau repas original accompagné d’un verre de Lafon-Rochet 2008 et d’un autre des Pèlerins de Lafon-Rochet 2011.
MÉDOC, LISTRAC, HAUT-MÉDOC, MOULIS, qualité et prix à la hausse.
16 vins présentés au château CITRAN :
— le seul Médoc membre de l’union des grands crus, La Tour de By, l’un des plus au nord, bien proportionné et plus musclé que le 2014 (12 €, continue d’augmenter).
— En Listrac je goûte les deux Fourcas : Dupré et Hostens, blanc bonnet et bonnet blanc dans la suavité.
— En Haut-Médoc : Belgrave joliment fumé, Citran taillé robuste (à partir de 12 €), Lamarque égal à lui-même dans l’élégance. La Lagune a fait beaucoup de progrès et se montre cette année sous son meilleur jour. Cantemerle est « mieux qu’en 2010, mieux qu’en 2009, mieux qu’en 2005, c’est un vin qui arrive de partout, un très grand « , proclame le chef d’exploitation.
La médaille va selon moi à Beaumont, 90 ha, 600 à 700 000 b/an, très tannique et inhabituellement puissant : à 10 €, réserver tout de suite ! (moins cher encore, le 2ème vin, Château d’Ardigny, n’est malheureusement pas en vente car entièrement réservé à la chaîne Barrière).
Couffran est un beau vin (16-18 €) : « 2015 pourra être un millésime d’anthologie dans les châteaux qui ont su récolter en se jouant des pluies de septembre, mais sans doute moins dans les propriétés qui ont manqué de lucidité ou de moyens, » déclare Eric F. Miailhe, de la lignée du même nom établie à Bordeaux depuis plus deux siècles, propriétaire aussi de Verdignan et de Soudars à Saint-Seurin-de-Cadourne, commune qui compte une bonne quinzaine de crus exceptionnels.
— En Moulis, justement, Maucaillou fait grise mine, « on a trop attendu et on s’est fait mouiller » : perte de 50 à 55% de leur récolte. Devenu (trop) cher : 20 €.
Même conclusion : une très bonne année en primeur. Après les difficiles 2011, 2012 et 2013 et un doute planant encore sur le 2014, 2015 redonne le sourire aux propriétaires et l’espoir de réveiller le marché à la Place de Bordeaux. Mais la satisfaction d’avoir réalisé un bon millésime risque de se tempérer : malgré la certitude que les prix vont monter, on s’attend à ce que le 2015 soit moins haussier que les 2009 et 2010.
Quand le boire ? Comme disait le gentleman Paul Pontallier, le directeur récemment décédé de Château Margaux : » quand un vin est bon jeune, il est bon tout au long de son existence « . Ce sera le cas de ce millésime 2015.