Le concours des Ligers a rendu hommage à Jacques Puisais, célèbre œnologue et personnalité d’envergure internationale, en bravant la Covid-19 qui l’a emporté (voir + bas).
Le concours Ligers des vins de Loire a pu être maintenu à Angers le 30 janvier dernier moyennant une réduction du nombre de jurés pour permettre les distanciations requises.
Le Ligers attribue des médailles aux vins de la Loire — de Nantes à Sancerre en passant par l’Anjou, le Val de Loire, la Touraine et Saumur, le Vendômois et l’Orléanais, Pouilly, Quincy, Reuilly — soit 2 500 échantillons.
Présidé par Jean-François Liégeois, président de l’association des Œnologues Ligériens organisatrice du concours, le jury auquel j’appartenais devait noter à l’aveugle (bouteilles occultées par une « chaussette ») 30 vins de 2020 — 14 crémants de Loire blancs et 16 sauvignons blancs et gris du Val de Loire.
Rappel: l’AOP Crémant de Loire c’est 150 000 hectolitres (20 millions b/an) produits par 320 producteurs, avec un rendement soutenu de 75-80 hl/ha, sur les appellations Anjou, Saumur (majoritaire) et Touraine. Cépages: chenin, chardonnay, cabernet franc, pineau d’Aunis. Méthode champenoise traditionnelle: après dégorgement, il fermente une seconde fois en bouteilles et se développe sur lattes un an minimum, puis vieillit en cave plusieurs mois.
Les dosages en « liqueur » (sucre) varient de zéro pour le brut nature — dosage dont la radicalité doit être supportée par un corps et un temps sur lattes suffisants, sinon gare à l’amertume –, à 6-9 grammes pour l’extra brut et le brut, et à 12-18 grammes pour le sec.
Rapport Q/P exemplaire du Crémant de Loire
Depuis plusieurs années on assiste à une recherche de finesse des crémants de Loire grâce à une élaboration accrue des assemblages qui permet de gommer l’effet millésime. L’ensemble des échantillons attestait d’une qualité plus qu’honorable, caractérisée justement par une finesse souvent présente — robe claire, cristalline presque translucide parfois, aux reflets jaunes, des bulles fines et présentes; nez délicat d’agrumes suaves, de fruits blancs, de fleurs parfois; bouche fraîche et tonique, aux saveurs souvent en accord avec celles du nez, de la gourmandise, avec fréquemment une finale longue et élégante.
Nous avons attribué une médaille d’or au seul brut cabernet franc du lot. Cabernet franc, un cépage rouge ? Mais oui, comme pour le champagne dont les cépages principaux sont rouges (pinot noir, meunier) — sauf les blancs de blancs comme son nom l’indique (pinot blanc, arbane, petit meslier) –, un raisin rouge dont on sépare la peau sans la laisser macérer a une chair blanche. CQFD. C’était le plus opulent, harmonieux et complexe à la fois et sa couleur rosée très pâle ajoutait encore à son charme. Le nom du médaillé: Domaine de Saint-Maur Le Thoureil 49350 Tél: 02 4157 3024 (ci-dessous). Son prix: 7,50 € ttc.
Sur nos médailles d’argent, je ne peux donner plus de détails puisque les jurés ne peuvent connaître le nom des vins qu’ils ont élus et doivent se débrouiller avec le classement final en tentant de les deviner.
Le volume de production des crémants de Loire augmente, en passe d’atteindre 20 millions de bouteilles/an. Ils sont produits sur 1 200 ha à part égale par les maisons (Gratien & Meyer, Ackerman, Langlois-Château, Veuve Amiot, Bouvet-Ladubay, etc.) et par quelque 300 viticulteurs, connus (Brézé, Chaintres, Soucherie, Varinelles, Richou, etc.) ou le plus souvent à découvrir. Les prix se maintiennent entre 6,50 et 8 € départ. C’est sans aucun doute cet avantageux rapport Q/P qui fait la différence avec les autres effervescents ligériens: selon une étude de la presse vinicole régionale, dans un contexte de confinement très compliqué en 2020 les effervescents d’appellation (par ex. Vouvray, Saumur, Montlouis*) ont tous vu leurs ventes baisser, alors que les crémants, eux, ont réussi à progresser de 1,5 % — soit plus de 56 000 b sur 3,50 millions écoulées au total pendant cette triste année bien maigre. Alors, concluait notre jury, mieux vaut un bon crémant (il y en a de plus en plus) qu’un mauvais champagne (il y en a trop).
Des VDP aux IGP en Val de Loire
L’appellation « Vins de Pays du Val de Loire » (VDP) a été remplacée en 2009 par « Val de Loire Indication Géographique Protégée » (IGP). Elle recouvre 4 200 ha sur 14 départements arrosés par la Loire et ses affluents, avec une production moyenne annuelle de 250 000 hl à 58% blanc, 21% rosé et 21% rouge. Cépages blancs: chenin, à la base de la grande diversité des vins de Loire; sauvignon blanc et gris, connu par le Sancerre et le Pouilly fumé; chardonnay qui rivalise avec le sauvignon; et groleau, pinot gris, folle blanche (gros plant), melon (muscadet).
Sauvignon : la tendance d’aujourd’hui est de le préférer bien minéral, anguleux, odeur affirmée de buis et de pipi de chat, qui griffe le nez et vrille le palais, un sorte de vin punk. La recherche de doux, de fruité (agrumes, groseille à maquereau), d’asperge et de fenouil, on n’en est plus là : même les graves de Bordeaux les plus pétrolés sont hors du coup pour cause de compromission avec la suavité crémeuse du sémillon auquel il est assemblé. Alors du grand remplacement on en a eu, ça a embarqué ! Je me demandais si ce qui pouvait jusque là apparaître comme défaut, notamment l’identité variétale revendiquée, ne s’était pas inversé pour devenir gage de qualité — comme c’est le cas de certains vins nature où ce qui ne valait que d’être craché ou vidé à l’évier apparaît désormais comme signe d’authenticité du terroir et affirmation existentielle du vigneron.
Sur les 16 échantillons 2020 de sauvignon 100% blanc et gris que notre jury devait noter, je suis à nouveau incapable de savoir quels vins nous avons médaillés en argent et en bronze (nous n’avons pas attribué de médaille d’or). On ne pourra donc pas soupçonner le très sérieux comité d’organisation d’une quelconque collusion entre vignerons et jurés ! Message aux organisateurs: une fois accompli notre travail de notation et la remise de nos fiches signées, on pourrait tout de même nous laisser retirer les « chaussettes » pour découvrir les bouteilles médaillées ou non, quitte à nous engager à ne pas divulguer nos résultats avant publication, d’ailleurs extrêmement rapide, le soir même. À bon entendeur…
Rencontré à la sortie, le tonique Fabrice Benesteau qui au côté de son épouse Clarisse, conduit avec beaucoup d’énergie et de succès le Domaine de la Tuffière à Lué-en-Baugeois. Il avait réussi non sans mal à convaincre son jury d’attribuer une médaille d’or au bonnezeaux 2018 Les Petits Quarts (Jean-Pascal Godineau), peut-être le meilleur grand liquoreux de Loire actuellement à côté des fameux quarts de Chaume: il n’y a pas qu’à Sauternes ou en Alsace que les liquoreux peinent à être reconnus ou tout simplement bus : où allons-nous ? L’or (des raisins mûrs) ne serait plus l’étalon ?
ÉMOUVANT HOMMAGE DU CONCOURS LIGERS À JACQUES PUISAIS
Minute de silence à la mémoire de Jacques Puisais au concours des LIGERS — La séance des dégustations avait commencé dans le recueillement lorsque le président Jean-François Liégeois a demandé aux 200 dégustateurs d’observer debout une minute de silence en hommage au maître Jacques Puisais, décédé de la Covid-19 le 6 décembre 2020 à 93 ans.
Œnologue spécialisé en chimie et écrivain, Jacques Puisais était un visionnaire combattant pour l’apprentissage du goût en particulier celui du vin — qui doit selon lui avoir la « gueule de l’endroit où il est né, et les tripes de celui qu’il l’a fait, » son fameux leitmotiv prémonitoire, inspirateur de la viticulture bio et naturelle.
Je l’avais rencontré en 2006 à Saumur à l’issue de la présentation du premier vin indien du producteur de ce pays, United Breweries — qui venait de racheter la maison Bouvet-Ladubay (reprise en 2015 par la famille propriétaire Monmousseau.) Jacques Puisais était assis seul au milieu de la scène et le dégustait, placide, en monologant avec son verre. Pour lui un vin était un personnage qui doit raconter une histoire. Puis il parlait de son cher compagnon le chenin « qu’il faut boire dans un verre à pied, à tenir par la jambe, pour l’élégance. » Je trouvais l’homme épatant, simple, pince-sans-rire, convaincant et si humain.
Longtemps président de l’Union des Œnologues de France et membre de l’INAO (Institut National de l’Origine), c’est lui qui a créé à Tours l’Institut du Goût avec Patrick Mac Leod (alors directeur du Laboratoire de neurobiologie sensorielle de l’École Pratique des Hautes Études), présidé depuis 2018 par Natacha Polony. Cette journaliste s’est passionnée pour les « classes du goût », projet pédagogique fondé par Puisais dès 1974 pour apprendre aux enfants à goûter leur nourriture en la nommant, à exprimer leurs sensations et s’émanciper des goûts factices et préfabriqués.
En 2008 nous avons monté ensemble un voyage-dégustation ‘Mtonvin’ à Chinon. Puisais avait reçu chez lui une vingtaine d’entre nous au lieu dit l’Olive qui est aussi un Clos (Couly-Dutheil) où nous avons passé deux jours merveilleux, profitant de son savoir — il nous avait fait une « dictée sensorielle », sorte de master class sur la connaissance du goût. De son savoir-vivre — visite de domaines de Chinon et de La Devinière, la maison de Rabelais. De son savoir-faire — en tablier de cuisinier il avait rôti à la broche une gigue de chevreuil dans l’âtre d’un ami viticulteur, qui pour l’occasion avait remonté un chinon 1959 de sa cave troglodyte. Et de son savoir-être — Jacques venait de ré-épouser son amour de jeunesse dont il s’était séparé 60 ans auparavant, une femme resplendissante dans la septantaine qui nous accueillait avec grâce, buste superbe, silhouette de liane et langue bien pendue. Heureux homme, heureux couple.
En 2013 Jacques Puisais avait été convié à la 1ère édition de festival Musica Vini qui invite des musiciens à jouer après dégustation de vins présentés par leur vigneron et que le public déguste pendant les concerts. Premier arrivé dans la grange, complet bleu pétrole, il était intervenu avec humour en présentant un coteaux du Layon Chaume 1er cru du Domaine Gaudard (Pierre Aguilas) avec le duo baroque Arnaud de Pasquale (clavecin) Jérôme van Waerbeke (violon) ; le Saumur du Clos Cristal (Eric Dubois à l’époque) avec le guitariste équatorien Patricio Cadena Pérez ; et le chinon du Domaine de Noiré (Max Manceau) avec le trio du peintre et batteur Daniel Humair, dont le jazz libre lui rappelait celui, fondateur, de la Nouvelle-Orléans.
Nous garderons en tête ses formules « je goûte, donc je suis », « avaler sans goûter n’est que ruine du palais » ou encore « tu es ce que tu manges. » Comme le mentionnait Laure Gasparotto (Le Monde 11.12.20), Jacques Puisais pose cette question** dans le dernier post de son blog Le goût juste : « “que sommes-nous venus faire sur cette Terre”? La réponse me paraît facile : apprendre, apprendre pour aller vers la connaissance d’un mystère et non pas seulement se contenter de savoir, ni de se servir avant de servir. »
Témoignage de Jackie Rigaux (publié sur le blog Les 5 du vin).
* Montlouis pétillant : qu’est-ce que le dégorgement sauvage ?
** qui pourrait être aussi celle d’un Bruno Latour — cf. ses livres Où suis-je ? et Où atterrir ?