DANIEL J. BERGER

Depuis mon dernier post, de l’eau a coulé c’est le cas de le dire (pluviométrie record en mai et juin 2013), sous les ponts de Bordeaux, y compris le nouveau « Chaban », pont levant inauguré en mars (ci-dessous).

On a maintenant une idée précise de ce millésime 2012 : « compliqué et hétérogène » comme on l’a entendu ressasser pendant les présentations sur place en avril; peu abondant (de — 30%, jusqu’à — 50%); généralement meilleur que 2011 et parfois moins cher; majoritairement rare et insuffisant en qualité en sauternais (mauvaise botrytisation); moyen à plaisant dans les Graves; acceptable au sud de la rive gauche, notamment à Margaux, où les merlots montrent une belle chair, et pour les vignobles qui « regardent la rivière », bien séchés et drainés; et sur la rive droite, de satisfaisant à bon, parfois très bon, à Saint-Émilion, Pomerol.

Quand elle est là, la qualité résulte d’un travail opiniâtre à la vigne (avoir su couper le non mûr et le pourri); du sens du moment (avoir vendangé 1ère quinzaine d’octobre); de technicité et de doigté au chai; et de courage (avoir trié sévèrement pour le 1er vin).

 

Un millésime pour ainsi dire miraculé (il y a 20 ans, sans l’œnologie d’aujourd’hui, il aurait été invendable), agréable, avec souvent du fruit, des arômes variés, sans beaucoup de mâche, de volume ni d’épaisseur, léger par manque de maturité des cabernets, à cause d’un faible ensoleillement début d’automne.

Retour sur une séance pour la presse, une dégustation à l’aveugle originale au Château Kirwan à Margaux.
L’idée est de noter et si possible reconnaître 26 vins sélectionnés par l’œnologue maison, Philippe Delfaut dont 4 Listrac, 3 Moulis, 1 Médoc et 17 Margaux.

Accueil par Sophie Schÿler in person, directrice du développement et de la communication, descendante de la lignée hanséate de négociants installés à Bordeaux au début du XVIIIème qui a acquis Kirwan en 1926. Elle rappelle que le château ne vend pas tout en primeur, il en garde 30% qu’il réserve aux Anglais, aux connaisseurs d’Asie ou à des amateurs préférant l’acheter plus vieux.

Silence dans la grande salle clairsemée, Jancis Robinson (Financial Times) au fond à gauche près de la table devant la cheminée où sont présentés les échantillons en chaussettes (1); au milieu, seul et concentré, Bernard Burtschy (Le Figaro); et à l’entrée, Havaux père et fils face à face (fondateur et président du Concours Mondial de Bruxelles): chacun est recueilli et pénétré, recrachant avec une certaine componction dans son spittoon (2). Un journaliste allemand tient à rappeler qu’il met toujours une cravate ici, pour se sentir à l’unisson du bon goût et des bonnes manières du lieu : « ça se fait, c’est comme ça Bordeaux ! »

Il pleut.

Les Listrac ont un sticker jaune, j’en choisis un, le n°4, fais tourner le liquide en bouche… c’est un beau vin, je penche pour Château Clarke, mon Listrac préféré, la référence.
Puis Moulis, sticker vert, le n°6 : ça doit être Château Poujeaux.
Ensuite Médoc, un seul, sticker bleu : c’est soit Beaumont, soit La Tour de By. Va pour La Tour de By, car il diffère du Beaumont dégusté précédemment à Fourcas Hosten.

Enfin Margaux, sticker rouge. On ne choisit pas, on prend au hasard : le n°9 a du bois, peu de fruit. Le n°11 paraît sec, bien acide pour un Margaux, presque astringent. Le 14 a un goût de fumé, agréable ce matin.

Ronflement bien sonore dans un coin de la salle : affalé dans un long canapé jaune, le dégustateur et journaliste italien Ian d’Agata a succombé, personne ne semble s’étonner, il doit être coutumier du fait. Je continue : le n°15 a un mauvais nez, le 18 un beau fruit de prune, le 17 plutôt sec, a déjà un certain corps. Arrêt au n°23, un peu cassé (moi). Il pleut.

Résultat des courses (de nourrissons)

Je me suis pas trompé sur le Listrac, c’est bien Clarke, ni sur La Tour de By. Mais le Moulis n’est pas Poujeaux, c’est Maucaillou, que je connais pourtant mieux.

Quant aux Margaux, le n°9 est Rauzan Ségla, je suis un peu vénère, ça devrait être meilleur. Le 11 c’est Kirwan, pardon dame Schÿler, mais d’habitude il est plus puissant, raffiné, convaincant — feu terrien dans le verre, vêture tannique ensorceleuse, attaque directe et séductrice résultant de ce terroir bouleversant de graves et d’argiles.

Le 14 c’est Angludet, le 15 Ferrière, le 18 Dauzac, le 17 Cantenac-Brown, le 23 Marquis de Terme — où dans quelques instants va se tenir le déjeuner de clôture l’Union des Grands Crus : tout le gotha sera là, Tristan Kressmann du Château Latour Martillac, l’un des parrains du blog, Bernard Magrez le mogol aux 40 châteaux, Philippe Castéjà (Pdt de Borie Manoux) visiblement satisfait d’avoir attiré Jancis Robinson à sa table, Olivier Bernard, le souriant patron de l’Union des Grands Crus, Renaud Monméjà (Château Fourcas Hosten), Philippe Dambrine, l’inoxydable boss de Château Cantemerle, Eric Antony, de Château Carbonnieux et une bonne centaine d’autres grands et petits princes de Bordeaux. Mais j’arrête de faire l’échotier.

Leçon à tirer de cette dégustation à l’aveugle de Margaux 2012 tirés du ventre de leur barrique ou de leur cuve à peine six mois après les vendanges : il s’agit là d’un exercice hasardeux, le bébé rage, s’étire en tout sens, il sent encore les couches. Et périlleux : les assemblages sont-ils calés ? Comment prédire sa croissance, et sa capacité de garde ?

Une chose est sûre c’est qu’il n’y a pas de triche, les échantillons nous ont été présentés dans leur vérité nue, celle de bambins inconscients qui échappent déjà à ceux qui les ont accouchés, sous l’œil souvent inquiet de leurs parents, les propriétaires dont le sort va en partie dépendre de ces nouveaux nés. C’est résignés qu’ils nous les dévoilent, contraints par les analystes de la planète Bordeaux, la plupart anglo-saxons, qui voudraient connaître encore plus tôt les chances des nourrissons : un observateur demande « à quand les notations dès la floraison ? »

A SUIVRE : SUGGESTIONS DE BON RAPPORT Q/P

(1) enveloppe-sac en tissu ou en plastique masquant les bouteilles dégustées à l’aveugle.
(2) ou « crachoir », seau spécial dans lequel le dégustateur rejette le liquide non seulement pour ne pas avaler les gorgées en grand nombre, mais aussi pour en apprécier les arômes qu’on discerne mieux en recrachant.