DANIEL J. BERGER
Marie-Thérèse Chappaz, la plus célèbre des vigneron(ne)s suisses était à Paris la semaine dernière, invitée au festival… Les Inrocks !
L’organisateur du festival, Dominique Revert, est un grand amateur de vin. Il a eu l’idée d’inviter des vignerons à présenter leurs bouteilles en backstage pendant les concerts à La Cigale. Les rockers œnophiles ont pu faire connaissance d’un vin, d’une appellation, d’un vigneron — souvent français mais pas que, la preuve : Marie-Thérèse elle-même herself en personne était venue du Valais.
Récit.
Des groupes qui jouent sur scène on n’entend qu’un lourd brouhaha derrière les tentures cramoisies des coulisses de La Cigale, et il faut tendre l’oreille pour entendre parler Marie-Thérèse Chappaz : « Pourquoi c’est surprenant que je sois ici ? Moi vous savez, j’aime le rock ! » Pour l’instant c’est le tour du groupe Lucius. « Qu’est-ce qui vous ferait plaisir ? Un vin plutôt austère mais pas trop ? » Derrière le bar La Fourmi, plus exigü qu’une caseta de la feria à Séville, elle manie ses flacons avec une grande dextérité, par devant, derrière, dessous. « Alors, je vous fais goûter un Grain Cinq 2012… Pourquoi Cinq ? Parce qu’il est fait de cinq cépages — petite arvine; sylvaner, appelé johannisberg en Valais; pinot blanc; ermitage — ou marsanne blanche chez vous; et païen ou heida, c’est-à-dire le savagnin blanc du Jura de votre côté, également nommé traminer. » La leçon des choses ! Austère, non, ce n’est pas le mot que j’aurais employé pour ce vin pointu et puissant avec de la jupe et du fruit, légèrement acidulé (35 Francs suisses soit 28 €/b).
Elle n’a pas l’air d’avoir de prédilection pour tel ou tel cépage en particulier Marie-Thérèse, elle les a quasiment tous plantés sur ses 9 ha de coteaux en fort dénivelé, et les apprivoise en fonction du climat et des terroirs. En maintenant les traditions de ces vignobles en terrasses dont le sous-sol est d’une étonnante complexité — faille granitique, calcaire, débris de roches, schistes, graves d’alluvions —, une mosaïque où chaque cépage trouve sa place au mieux.
Mais quand même, de tous les cépages valaisans* c’est la petite arvine qu’elle préfère, celui qui développe le plus large éventail d’arômes et de saveurs. Et Fully, là où se situe l’un de ses vignobles, en est le lieu géométrique.
Elle en produit deux : un sec, Grain blanc, dont je goûte le 2012, minéral avec une bonne maturation, vivace et arrondi, beaucoup de charme (35 FS ou 28 €). Et un liquoreux (botrytisé), Grain noble, au rendement minuscule d’un (petit) verre au m2, moins qu’à Yquem, qu’elle n’a pas apporté (55 FS ou 44 € en 50 cl).
Alors ces vins suisses, ils vont bien avec Lucius, le groupe sur scène ?
Je n’en sais franchement rien. Deux filles et trois garçons de Brooklyn que la presse new yorkaise situe entre Feist et un orchestre de nanas années 60, qui viennent de sortir leur premier album Wildewoman (cover ci-contre). Je vais aller regarder une de leurs videos pour me faire une idée.
Depuis Musica Vini cet été, on a le réflexe, chaque vin doit avoir son autre en musique et inversement, c’est important de chercher l’alter ego; de le trouver, moins.
Marie-Thérèse voulait être sage-femme mais finalement en 1987 (née en 1960) elle a repris après 10 ans de formation et d’apprentissage, le petit vignoble donné par son père à 17 ans, l’a replanté puis s’est agrandie sur cinq ou six terroirs**. On sait maintenant qu’elle voulait reconstituer le vignoble et la cave de son grand-oncle, Maurice Troillet, l’un des grands hommes de la modernisation du Valais qui a voulu « transformer la plaine (du Rhône) en jardin ».
Et voilà le résultat ! En un peu plus de deux décades prodigieuses et beaucoup, beaucoup de travail, de courage et d’intelligence, elle est devenue mondialement connue et appréciée, pour tout dire aimée. Car Marie-Thérèse a quelque chose en plus, de spirituel, de cosmique, qui doit lui venir du neveu de Maurice Troillet, son propre oncle Maurice Chappaz, poète valaisan disparu en 2009 à 97 ans : le vin est pour elle un nutriment existentiel, il l’interroge, comme une énigme, et elle aussi en fait de la poésie.
Elle en a fini avec le rapport de domination du viticulteur sur la vigne, qu’elle a convertie il y a déjà longtemps en biodynamie et à ses méthodes culturales douces liées au cosmos et au calendrier astral, augmentant leurs défenses naturelles et leur redonnant une autonomie, en suscitant la biodiversité « même si les autres ne le font pas autour, ils vont bien s’y mettre un jour. »
Sur scène est arrivé le groupe anglais London Grammar…
« Une bombe en exclusivité » dit le texte de présentation de ce trio inspiré par Massive Attack et la pop des années 70, dont « la blonde Hannah, dotée d’une voix de sirène qui pourrait bien aller déloger Adele, est l’atout saillant et sexy d’un groupe sans défaut. » (droite et gauche).
Je regarderai donc leur vidéo Strong, intrigante comme… eh bien comme ce vin sec de cépage amigne dont Marie-Thérèse me sert un (grand) fond, un vin tardif un peu mystérieux, ample, aux notes d’agrumes, tendre.
Surtout tendre.
Elle sort un magnum du seau à glace, « un ermitage 2011, les vignes ont 93 ans, des ceps magnifiques. » Que c’est bon et doux et soyeux et fruité et minéral et grave et aérien… (99 FS ou 79 € en mgm). Elle est venue accompagnée de la grande Marie Linder, œnologue qui présente les vins de Constant Jomini et Delphine Dubuis (domaine René Germanier). C’est à elle que je pose la question: « Pourquoi venir les faire goûter à Paris alors que vous n’avez plus une seule bouteille à vendre ? » Elle ne dément pas — c’est vrai, sur le site de M-T (en construction), tous les vins ou à peu près sont notés « épuisé » —, et répond, au nom des trois vignerons, qu’il y a peut-être encore quelques-unes pour deux ou trois restaurants étoilés parisiens qui en veulent. Ça se confirme, pour boire les vins suisses il faut se rendre sur place.
Marie-Thérèse me verse un Dézaley (chasselas, qui produit le fameux Fendant) un peu réduit au nez et très légèrement frisant. On discute du film sur elle qui a remporté l’un des grands prix du festival Oenovideo 2010, où j’étais juré pour la FIJEV*** : « Merci, c’est gentil… Il y a des gens qui l’ont trouvé trop personnel, ce film… » Je lui réponds : « C’est un portrait, de vous et de votre vin fait de terre, d’air et de ciel mais surtout d’homme, de femme quoi ! » Elle sourit, dans son regard de myope on discerne de la bonté.
Dominique Revert (photo), le DG de l’agence française indépendante Alias qui organise parmi une bonne centaine de concerts par an à Paris le festival Les Inrocks, fait un court passage devant le bar de La Fourmi. Tout est sous contrôle, les groupes sont à l’heure, le public est là malgré les rumeurs de fréquentation en baisse, et les rockers œnophiles même triés sur le volet sont nombreux. Hier, pendant la prestation du groupe écossais Casual Sex, puis des frères Loveless (sic) du groupe grunge anglais Drenge, il a lui-même présenté les Clos de Morey Saint-Denis — Clos de Tart, Clos St-Denis, Clos de la Roche, Clos des Lambrays —, et d’autres Côte de Nuits, Chambolle Musigny, Gevrey Chambertin, Vosne Romanée. Vrai passionné.
On va terminer par les rouges, d’abord un Grain Cornalin 2012 (ci-contre) « typique du Valais, plus puissant et corpulent qu’un pinot noir, » dont on dit qu’il est au Valais ce que le pinot noir justement, est à la Côte de Nuits. Voilà un vin au fruit marqué (cerise) et épicé, avec un corps svelte et fort, sans doute le rouge valaisan par excellence (42 FS ou 33,60 €). Puis un Grain Sauvage Humagne rouge 2012, en magnum. Ce cépage, croisement de cornalin et d’un cépage inconnu, produit le second grand rouge du Valais, à l’attaque souple mais pleine, aux arômes plus rustiques de fruits de haie, de sous-bois (85 FS ou 68 € le mgm).
Alors que le petit Hollandais Jacco Garner (à droite) s’installe sur scène, je redescends jusqu’au boulevard frais et calme en m’interrogeant sur la destinée de Marie-Thérèse, réticente à la célébrité qui l’assaille mais marquant chaque bouteille de son regard bleu; modeste par raison mais entreprenante au-delà de ses propres affaires — cofondant la charte des liquoreux suisses ConfidenCiel; amie des hommes et des bêtes sans refuser la solitude; bienfaisante accoucheuse de toute une portée de vins qu’elle nurse avec savoir, finesse, malice aussi, dont chaque nom commence par Grain.
Le grain ne meurt.
(*) Principaux cépages du Valais — 5 250+ ha de vignes, le plus grand vignoble de Suisse, 120 km de Martigny à Loèche (rive droite vallée du Rhône). 50+ cépages cultivés entre 450 et 800 m. Noter la modicité des surfaces.
(**) En plus de la commune de Fully, son domaine s’étend en montant vers Sion, sur celles de Martigny, Charrat, Leytron, Saillon et Chamoson.
(***) FIJEV, Fédération Internationale des Journalistes et Écrivains du Vin.
Sur Maurice Troillet et le couple Maurice Chappaz — Corinna Bille, consulter l’article de Cepdivin.
Lire aussi Vigneronnes passionnément, de Josyane Chevalley, Editions Monographic, Sierre, 2008, qui trace le portrait de Romaine Blaser Michellod, Erna Burgener, Marie-Thérèse Chappaz, Corinne Clavien, Fabienne Constantin Comby, Fabienne Cottagnoud, Madeleine Fuchs Mabillard, Madeleine Gay, Marie-Bernard Gillioz, et feu Marie des Oiseaux.
Vins de Suisse : moins d’un million d’hectolitres (hl) produits en 2013.
« La plus petite récolte depuis 1980 », ainsi l’Office Fédéral de l’Agriculture résume-t-il l’année viticole suisse 2013. Si ce millésime n’était pas « comparable avec d’autres très tardifs comme 1935, 1963, 1972, 1977 ou 1978 », ses conditions météorologiques défavorables complètent la liste établie en 2012 : au gel et à la sécheresse, s’ajoutent en 2013 la grêle — le 20 juin, sur une zone allant de Genève au Pays des Trois-Lacs, le Canton de Neufchâtel a ainsi vu sa production amputée de moitié.
Avec 838 000 hl vinifiés en 2013, la Suisse accuse un repli de 17 % de sa production sur 2012. Avec un rendement moyen de 56 hl/ha, le vignoble helvétique est bien loin de son record de 2011 (75 hl/ha).