Quatrième d’une série de dix articles sur un voyage organisé par les syndicats des appellations Graves et Pessac-Léognan pendant les vendanges 2014.
Chaque article fait référence à un écrivain.
4. D’UNE FAMILLE L’AUTRE.
Inspiré par Nathalie Sarraute (Tu ne t’aimes pas)
— Dégustation de Graves au château Ferrande, superbe salle
— les crachoirs en acier sont grands comme des lavabos de vestiaire de stade de foot
— d’abord 25 blancs 2013, une année cauchemardesque le 2013, météo de folie, grands écarts de température et d’hygrométrie, de la grêle et des pluies
— ç’a été l’été au printemps et le printemps en été
— et pourtant en blanc c’est un millésime remarquable, aromatique, nerveux, tendu
— on a l’impression que l’attention des viticulteurs passant en permanence dans leurs vignes, les progrès techniques, et l’ingéniosité des œnologues ont eu finalement raison de l’adversité atmosphérique, il y a 10-15 ans ce n’aurait pas été possible
— production en quantité réduite malheureusement.
— Il sont à peu près tous d’un bon niveau ces 25 blancs 2013, je retiendrai ceux des châteaux Lionne, Ferrande, Vénus, Rahoul, et Clos Floridène
— et aussi Saint-Robert et bien sûr Chantegrive…
— pourquoi bien sûr ?
— On va voir ça plus tard. Et maintenant 21 rouges 2011, millésime difficile aussi avec de l’oïdium provoquant la coulure, production très hétérogène manquant souvent de maturité et de matière, et des relents de poivron signes d’un millésime à problèmes
— là, l’œnologie n’a pas pu faire de miracles et on remarque une certaine uniformité dans l’insuffisance
— heureusement en train de se différencier avec le temps, la génétique des crus sans doute.
— Parmi les 21 dégustés, je retiens Villa Bel-Air, Magence, Chantegrive, Haut Reys, Lassalle et Roquetaillade La Grange
— et ceux qu’on va distinguer aussi, il y en pas mal quand même : Clos Floridène, Le Cossu La Numérotée, Doms cuvée Amélie, Venus, Rahoul et des Places.
Le long de la voie ferrée, à Arbanats
— Justement, on est y arrivé au Château des Places. L’arrière-arrière-arrière grand-père des propriétaires, la famille Reynaud…
— … toujours ce truc de lignée
— a construit le chemin de fer de Bordeaux à Langon dans les années 1850 et bâti une maison qui ressemble à une gare de l’époque appelée maintenant « château », château des places…
— … assises sans doute… Dans les Graves le « château » peut être une simple bâtisse côtoyant des demeures magiques de l’époque féodale comme le château Roquetaillade, ou du XVIIIème comme la chartreuse de Cérons…
— Ici les vignes ont été plantées début XXème par un tonnelier ancêtre des Reynaud, que son fils a développées en revenant du front en 1918
— heureusement que les femmes étaient là ! Aujourd’hui on parle de vigneronnes, de vins de femmes, de goût féminin, etc., mais ça date de la 1ère guerre les femmes de vin : pendant que les hommes faisaient la guerre, leurs femmes faisaient le vin, elles faisaient tout, la vigne, le chai, la vente, la gestion du personnel, sans oublier l’éducation des enfants…
— … donc Guy Reynaud, le gendre du fils du tonnelier, modernise l’exploitation dans les années 1950, agrandie par son fils Pierre, dont les enfants Philippe et Fabrice sont depuis 2009 à la tête de ce vignoble de 47 hectares — 37 en AOC Graves (Château des Places) et 10 en bordeaux supérieur (Pontet-Reynaud). Philippe s’occupe du vignoble et Fabrice s’est mis à la vinification en continuant le commercial avec son épouse Dan
— le commercial bien sûr, elle est chinoise.
L’idéogramme de Dan, prénom de l’épouse de Fabrice Reynaud.
— Depuis plusieurs années les Reynaud organisent une « Gerbaude »…
— la gerbaude c’était une grosse gerbe de blé et de fleurs placée sur la dernière charrette des moissons
— c’est ça, mais depuis longtemps par ici c’est devenu une fête traditionnelle de fin de vendanges : les vendangeurs, les laboureurs et les autres ouvriers sont invités par les propriétaires à un grand repas. Les deux frères en ont fait un rendez-vous annuel pour faire partager leur passion du vin et de la vigne, et pour que tout le monde se retrouve au vignoble, clients compris
— sympa ça. Ils sont souriants tous là, heureux du beau temps de septembre qui va leur sauver la mise
— ça s’annonçait mal, après 2011, 2012 et 2013 ils risquaient un 4ème millésime difficile
— on est au milieu des vendanges et on ne sent pas le moindre énervement…
— … l’expérience ils l’ont, ils savent que chaque année est différente et que l’inattendu est la règle.
Il fait si beau à l’heure du déjeuner
— Fabrice Reynaud dit qu’il est très actif au syndicat des Graves et que le but de leurs voyages de presse est de nous montrer les viticulteurs tels qu’ils sont…
— … la maman qui sert le repas est du genre à tout comprendre, elle a confiance en ses fils, fière de la réussite de leur entreprise sans le montrer, cinq salariés…
— et aussi la comptable devenue amie de la famille, elles aiment être avec nous les journalistes, pour parler…
— … sans trop en dire.
— Pendant le déjeuner on a bu des 2012 — un bordeaux rosé, le graves blanc Château des Places (50% sémillon, 40% sauvignon, 10% muscadelle)
— très joli et raisonnable, 10 €
— leur graves rouge Château des Places, 55% merlot, 45% cabernet-sauvignon, 100 000 bouteilles/an, 13 €
— ah quand même… bon, c’est vrai qu’il est bien structuré, à mettre entre toutes les bouches
— en terminant par la cuvée Agora, 60% merlot et 40% c-s, issu des vieilles vignes, 12-14 mois en fût, 35 €…
— … là, à mon goût, on s’éloigne de la typicité proprement Graves, peut-être trop de merlot : c’est endimanché, comme souvent avec les cuvées Prestige, le modèle luxe comme dans l’automobile, le moteur ne fait pas le même bruit, le vin n’a pas le même goût et c’est plus cher.
À Mazères, le château médiéval Roquetaillade au loin (ci-dessous)
— On est maintenant dans le sud-sud des Graves, proche des Landes gasconnes, il y a des bois tout autour
— oui, à plus de 50 km de Bordeaux, à hauteur du lac de Biscarosse
— un premier château fort du XIIème siècle, construit comme relais par Charlemagne dans sa marche vers l’Espagne pour repousser les Arabes
— un héros d’Eric Zemmour
— et un second château construit tout autour au XIVème qu’on voit de loin, restauré par Violet le Duc au XIXème et toujours dans la même famille depuis 700 ans — actuellement les Baritault du Carpia descendant des Mauvesin *, anciens propriétaires du château du même nom à Moulis **, eux-mêmes descendants de la famille de la Motte dont l’oncle était le pape Clément V, enterré tout près
— lignée, lignée, lignée encore et toujours… Ils font du vin ?
— Oui, mais on n’y va pas, c’est chez les trois frères Guignard que nous sommes invités, à Roquetaillade La Grange, dont le vignoble était rattaché au Château jusqu’aux années 1960… Dominique, 46 ans, ingénieur agriculture, s’occupe de la gestion de l’entreprise; Bruno, 45 ans, œnologue, s’occupe du marché asiatique; et Pascal, 44 ans, ingénieur qualité, est chargé de l’export, il a travaillé à Stellenbosch en Afrique du sud
— on est plus dans la lignée là, ce ne sont pas des héritiers, ils ont créé leur vignoble ex nihilo
— tout à fait, en plus de Château Roquetaillade (38 ha dont 25 en rouge, 130 000 bouteilles/an en rouge et 13 en blanc, 70 000 b/an), ils vinifient six propriétés peu connues, les châteaux d’Uza, Sansey, Le Bernet, Perron, de Carolle, Les Queyrats, 120 ha au total, 700 000 b/an.
— Impressionnant leur chai aux 500 barriques superposées (à droite), en bordelais on est habitué aux fûts bien alignés au sol, comme à Chantegrive par exemple
— … c’est pour plus tard Chantegrive…
— ça fait penser à certains hyper chais de la Rioja ou du Chili… Les barriques sont indépendantes et renouvelées tous les quatre ans.
— Il a pris la présidence du syndicat des Graves Dominique Guignard, président à poigne paraît-il, grosse ambition pour les Graves qu’il veut sortir de l’ombre portée des Pessac-Léognan, et autant pour Roquetaillade La Grange auquel il veut donner un rôle d’ambassadeur de l’appellation Graves. Il a renouvelé toute l’équipe du syndicat, en laissant le directeur sur la touche, Henry Clemens…
— … si c’est vrai, est-ce bien malin ?…
— … le 2010 est à 14 € ttc en rouge, les frères disent qu’il est le plus moderne des bordeaux sur un terroir ancien (600 ans), élégant et fin, pur et tendu, sans surmaturité; et le blanc 2013 à 9 € ttc, frais et fruité avec seulement 20% de sauvignon
— ils vont y arriver.
Les frères Guignard : à gauche Pascal, Dominique au milieu, à droite Bruno
DANIEL J. BERGER
À SUIVRE : CHANTE LA GRIVE !