DANIEL J. BERGER
Un convivium de femmes de vin, épouses de propriétaires de Bordeaux et/ou propriétaires elles-mêmes, s’est formé autour d’un séjour de plaisir à la Feria de Séville. Après corridas, repas distingués, sorties dans les casetas et visites des lieux, ces dames sont venues aussi pour présenter leurs vins à l’hôtel Alfonso XIII.
Retour sur une escapade mémorable en avril 2015 dans l’orgueilleuse et sensuelle cité andalouse, l’occasion de croiser plusieurs dames de Séville, señoras réelles ou imaginées.
Séville fait de l’alma torera son symbole ==>
On dit que le grand toreo est celui où se joue de façon manifeste l’inversion des rôles, des sexes, lorsque le matador sait séduire le toro comme une femme, qu’il le fait tourner autour de lui enrobé de sa cape, l’émoustille de verónicas*. Et trompé par la muleta, le toro ne heurte que le vide, sa course épuisée aboutit à la mort, la sienne.
Et l’alma torera, l’âme taurine, est-elle aussi féminine? Quelques femmes de taureaux sont connues, comme la rejoneadora Marie Sara qui à cheval a mis à mort plus de 1 000 bêtes, mais pas suffisamment pour que le toreo féminin ne demeure pas fantasmatique.
Là ou le torero gagne en féminité dans certaines passes, la torera perd de la sienne. Et pourtant…
A las cinco de la tarde…
Il y a bien longtemps que ce n’est plus à cinq heures du soir mais à six heures et demie qu’aux arènes de la Real Maestranza débute le paseo — les cuadrillas conduites par les alguazil à cheval qui s’avancent vers la présidence, suivis des matadors, des banderilleros et des picadors, sur un air de paso-doble. Aujourd’hui 22 avril, 8ème corrida de la Feria 2015 : arènes pleines, sol y sombra, toreros et peones s’assouplissent les poignets et déploient leurs capes roses et jaunes. Les clairons retentissent, le premier toro s’élance.
Mais plutôt que de raconter par le détail cette corrida, d’une plus heure longue qu’à l’habitude car des toros manzos, lâches, ont déboulé par deux fois, complètement à l’ouest, sans bravoure et incapables de combattre, et qu’il a fallu remplacer en envoyant les cabestros à cloches** pour leur montrer la voie honteuse du retour au torril. Deux toros seulement sur huit*** (et non pas six) ont « donné du jeu », le 3ème pour Sébastián Castella et le 6ème pour José Garrido qui prenait l’alternative. J’aurais pu, comme Zocato que nous verrons à l’hôtel Alphonse XIII après la dégustation des grands bordeaux, vous décrire le combat du point de vue du toro, car c’est d’abord lui, le toro, qui aime la corrida, l’unique à laquelle il participera. Mais comme on parle de señoras, de dames de Séville, arrêtons-nous d’abord sur celles qui croisent, frôlent ou bravent les toros.
Señoras de toro
Dans le film Bianca Nieves, c’est par la corrida que la petite Carmen (ci-dessous, l’actrice Macarena Garcia) essaie de retrouver le père absent de son enfance, par le métier de ce père rendu infirme après avoir été encorné, qui lui transmet sa passion et lui fait comprendre son amour pour elle. Carmen s’est inoculée la tauromachie dans les veines et c’est en affrontant le fauve énorme qu’elle s’émancipe de sa marâtre… Un conte pour enfants, Blanche Neige, transposé dans l’arène, la connotation sexuelle reste ambigüe.
C’est le fantasme femme-taureau qui fascine infiniment…
Ci-dessus de gauche à droite Hilda Tenorio; Minotaure et nu (viol), Picasso 1933; Karla de Los Angeles encornée à Mexico.
À g. Mujer Torera (Mexique); centre « Mujeres que matan » d’Alberto G. Puras et Marta Vera; à d. « Torera » photo F. Delebecque.
De quelques sévillannes
Mercredi soir 22 avril, jour central de la Feria. La foule des curieux et des fêtards vient se montrer au recinto ferial, immense parc d’un kilomètre carré où paradent attelages décorés et cavaliers à sombrero en corto gris ou noir, pantalon près du corps, cavalière amazone le verre à la main, de manzanilla (blanc de Jerez) ou de rebujito (allongé de soda). La fête n’est pas d’abord destinée aux visiteurs, il y a manifestement un entre-soi sévillan. Grande affluence dans les allées, on se presse dans les tentes, les casetas où n’entrent que les invités — la feria a d’abord été une foire aux bestiaux, et c’est dans ces salons privés qu’on faisait des affaires, devenue Feria de Abril, fête du printemps, ici comme dans les autres villes d’Andalousie. On vient en fin de journée, on passe la nuit, lampadaires allumés jusqu’au lever du jour, et on retourne au travail souvent sans rentrer dormir. Séville le temps de la Feria est le lieu le plus érotique du monde : en tenue andalouse, robes moulantes à volants serrées au genou mettant en valeur la cambrure des reins et la courbe des fesses, les femmes ondulent souvent en couple toute la nuit. Cherchez leurs yeux quand elles dansent la sevillana, elles savent qu’elles sont regardées, mais vous n’aurez droit qu’à une ojeada (à gauche), une œillade fauve à la dérobée qui vous happe et ne reviendra plus : chassez-en une autre du regard un peu plus loin, elle vous décochera la même flèche d’un quart de seconde sans retour.
Face à ces femmes qui ne se laissent pas reluquer, je pensais : Carmen la gitane, ta figure insaisissa- ble nous fascine encore et toujours — évoquée par Pierre Louÿs dans La Femme et le pantin, lors d’une visite largement fantasmée à l’ex-Fábricade tabacs de Séville :
« Je m’arrêtais plus d’une fois devant un corps admirable [… ], un torse chaud, plein de chair, velouté comme un fruit et très suffisamment vêtu par la peau brillante d’une couleur uniforme et foncée, où se détachent avec vigueur l’astrakan bouclé des sous-bras et les couronnes noires des seins. Pas une qui n’ait dans son chignon quarante épingles et une fleur rouge. »
Flamenco-sevillana, sevillana-flamenco,
danse et musique mélangées depuis si longtemps — port de tête arrogant, buste en arrière, bras et mains tournant en s’arrondissant vers le ciel, corps frôlés sans se trouver puis se dérobant, regards se prenant l’un l’autre, claquements de talons, paumes qui coupent, bombardement d’accords de guitares sur un rythme à trois temps, transe indomptée lorsque la voix du chanteur atteint le duende, ce « charme mystérieux et ineffable » lorsque son inspiration est réelle et jonda, profonde, et que l’émotion vous envahit par surprise.
Corps fulgurants avec leur châle, leur éventail, leur bata de cola — traîne à volant qui pourrait vêtir la vierge de la Macarena si cette nuit elle s’animait pour venir bailar —, on entend le cri viscéral, le râle du flamenco. Mais on est aussi obligé de regarder et écouter des bailaores sans coup de tête, du formaté dont l’émotion gitane a disparu, du violon mielleux sur synthé et jobi joba calculé… Passons, la sevillana se pratique de plus en plus — et de plus en plus jeune comme l’a montré Carlos Saura en 1992 —, et le cante jondo andalou est inexterminable.