DANIEL J. BERGER
Un convivium de femmes de vin, épouses de propriétaires de Bordeaux et/ou propriétaires elles-mêmes, s’est formé autour d’un séjour de plaisir à la Feria de Séville. Après corridas, repas distingués, sorties dans les casetas et visites des lieux, ces dames sont venues aussi pour présenter leur vin à l’hôtel Alfonso XIII.
Retour sur une escapade mémorable en avril 2015 dans l’orgueilleuse et sensuelle cité andalouse, l’occasion de croiser plusieurs dames de Séville, señoras réelles ou imaginées.
Elle vous leurre de sa muleta couleur nuit noire, vous entraîne dans une église où pleure une vierge Macarena, aussi révérée que le Christ qu’elle soutient (à g.) et qui fascine chaque hombre sévillan.
Puis dans une autre, attirante comme un ventre, où prie une rombière voilée égrenant un chapelet sous une voûte sombre, dont les colonnes d’or torsadées vous rappellent la puissance et l’effroi de l’Opus Dei.
Séductrice, elle vous avale dans ses ruelles, comme à Rome ou à Naples elles sont courbes, leur tracé décalé par rapport à l’axe nord-sud protègeant du soleil d’enfer a été calculé par les urbanistes romains, qui avaient compris que la terre tourne.
Les courbes oscillant au cœur de Séville sont féminines.
Séville est une femme qui se laisse faire,
sans rien renier de son passé glorieux, de son corps monumental,
de son Guadalquivir glaiseux aux méan-
dres paresseux, de son Alcazar aux fontaines chuchotantes.
Elle est compénétrée depuis toujours par ses habitants-amants.
Elle aime les toros qu’elle tue.
Séville vous fait croire à la chance que vous avez d’être en elle. Vous comprenez alors qu’il faudra la quitter,
elle ne vous retiendra pas, vous êtes fait.
Séville est une femme que vous ne garderez pas dans vos bras.
Son charme naît dès le matin dans la luminosité irisée des façades anciennes aux ferronneries à leurs fenêtres.
Séville était crasseuse, un gommage consciencieux a transformé en beige clair sa vieille peau gris sombre. Ses artères sont décongestionnées — les piétons ont le champ libre, les statues humaines en lévitation jalonnent le paseo de Catalina de Ribeira le dimanche. Elle est maquillée de façades design, sur lesquelles de grandes photos sont accrochées par la Fnac. Mais il suffit d’une mantille, du regard narquois d’une gitane égarée pour vous recadrer vers le for intérieur sévillan devenu forum extérieur.
Il est indispensable de flâner au sortir des arènes de la Maestranza sous les crieries des martinets speedés, dont au nord de la Loire on a perdu la fréquence — en nombre, en cadence, en stridence.
Flâner dans les ruelles de Santa Cruz, torves, coudées, trompeuses, qui sentent le crottin et dont les pavés datant du XVIIème siècle sont griffés par les fers des chevaux qui trottinent tirant leur carriole sans dresser les oreilles, refaisant le trajet pour la dix millième fois avec le minimum de gracia — la gracia pour les Sévillans caractérise la façon de se comporter, le style, le plus léger possible, malicieux, mine de rien.
Flâner au rythme du paseo dans les patios de l’Alcazar, comme celui des donzelles, du nom de la légende (était-ce une légende ?) selon laquelle les ancêtres placides de DAECH au XIIIème siècle y enfermaient cent jeunes vierges exigées chaque année de la population comme « hommage » — légende élevée en mythe pour créer la dynamique de la Reconquista du sud de la péninsule ibérique par les rois catholiques. C’est une combinaison de cours où jouent les contrastes entre ombre et lumière, d’appartements arabes restructurés et de vestibules : ceux de Pierre 1er « le cruel », dont l’entrée en chicane préservait des regards indiscrets et de la chaleur de l’été lui assurait la possibilité de s’échapper par un passage ou un autre. Un témoignage de l’art mudejar, pratiqué au XIVème par les Musulmans soumis à leur tour à la domination des Reyes Católicos.
Séville est une descendante de l’art de vivre arabe.
La femme de Séville sait lever le coude, comme celle dans ce bar à tapas où s’achève notre flânerie, dégustant son amontillado. Préférons une manzanilla, ce vin de Huelva pâle, sec et légèrement acide, que les cavalières amazones de la feria ont dans leur verre en promenade, le fino. C’est le plus léger des Jerez, un peu traître, attention aux 15°, il excite lentement l’imagination. Avec du 7Up, cela donne le rebujito, boisson vedette de la feria, seul ou avec des chocos (calemars) et des fromages de la Mancha. Cette femme seule au fond du bar est peut-être mère et abandonnée, peut-être hier amante, peut-être demain séduira-t-elle encore, peut-être déjà statue, figée dans l’attente d’une petite mort que le toro désiré ne pourra lui donner.