D’après JACKY RIGAUX
À l’occasion d’un prochain voyage-dégustation Mtonvin en Bourgogne conduit par lui, Jacky Rigaux (photo) connu pour ses recherches sur la vigne, le vin et le terroir, revient sur la dégustation géo-sensorielle, qui conjugue le goût et la connaissance du terroir, principal outil des « Gourmets » du XVème au XIXème siècle.
La dégustation géo-sensorielle a été initiée par les « Gourmets. » Nés vraisemblablement au XIIème siècle, à une époque où le commerce des vins prend son ampleur, les Gourmets se sont imposés à la Renaissance comme une Corporation dotée d’une fonction précise, celle d’organiser le commerce du vin.
Les Gourmets étaient gardiens de la spécificité des vins de lieu, des « Climats » comme on dit en Bourgogne. Ils s’assuraient qu’ils provenaient bien des lieux mentionnés par leurs vendeurs. Ils avaient pour fonction officielle de décider quels vins devaient être bus localement parce que faiblement constitués; quels vins pouvaient être soutirés plusieurs fois; lesquels pouvaient être élevés dix ans et plus; et lesquels pouvaient voyager et être valorisés ailleurs.
Du VIème au XIIème siècle, c’étaient les abbayes qui se chargeaient de la distribution de vin aux grands de ce monde — papes, archevêques et évêques, chanoines, seigneurs et aristocrates… Elles servaient également d’hostelleries pour les voyageurs, qui pouvaient y consommer les vins. Quand les villes se développèrent et que le commerce du vin s’organisa différemment, les maires durent choisir les vignerons auxquels confier des fonctions importantes et notamment la commercialisation. Au XVIème siècle, pour mieux la contrôler, jurés-vignerons et jurés-tonneliers se virent privés de cette fonction confiée désormais à une corporation spécifique, les Gourmets.
Jules Lavalle qui a joué un rôle déterminant dans l’instauration d’une viticulture de qualité en Bourgogne, écrivait dans son maître ouvrage de 1855 (1) : « Presque oublié de nos jours, le gourmet joua dans les siècles derniers un rôle des plus importants. C’était lui qui, par la dégustation, fixait le prix du vin apporté sur le marché, vérifiait qu’il avait bien été récolté dans les climats indiqués par le vendeur, s’il ne provenait bien que de raisins de pinots ou d’un mélange de pinots et de gamays, si on y avait mêlé des vins blancs ou des vins de différentes années, etc. Le gourmet trouvait dans sa science le moyen de se prononcer presque infailliblement sur tous ces points et se jouait des plus grandes difficultés. Nombre de procès furent jugés par l’autorité des dégustateurs jurés, et des procès-verbaux et saisies furent faits par milliers sur leurs témoignages. »
Les Gourmets exerçaient dans tous les vignobles de France
À Paris, où existaient aux alentours de nombreux vignobles et où arrivaient des vins de toute part, leur rôle fut particulièrement important.
En Bourgogne ils constituaient une corporation très influente, en particulier dans les villes de Beaune et de Dijon qui de longue date avaient un rôle essentiel dans le commerce du vin. Jules Lavalle rappelle : « en 1576,
le maire et les échevins de Beaune prirent une délibération ordonnant que tous les vins seraient dégustés et marqués, et les tonneaux jaugés. Il en était de même à Dijon, où nul vin ne pouvait être mis en vente sans avoir été goûté et marqué. En 1666, le gourmet percevait, à Dijon, deux sols par muid qu’il goûtait et jaugeait. »
Les Gourmets pouvaient reconnaître chacun des « climats » de la Côte. Leur compétence était telle qu’elle inspira une légende au XVIe siècle, perpétuée par René Engel qui la raconta lors des Chapitres de la Confrérie des Chevaliers du Tastevin au Clos de Vougeot, puis reprise par Michel Serres dans son livre Les cinq sens (2). En grand secret, quelques collègues gourmets firent planter une vigne où de mémoire d’homme aucune n’avait existé auparavant. Quelques années plus tard, on fit déguster le vin au plus génial d’entre eux, supposant qu’il serait bien incapable de le reconnaître ! Il le mira dans son tastevin, le fit bruyamment rouler dans sa bouche, caressa sa moustache à plusieurs reprises, pour déclarer enfin… : « Désolé messieurs, mais ce vin n’existe pas ! »
Incontournable, leur profession faisait l’objet de contrôles sévères et les maires durent destituer ou faire poursuivre des gourmets indélicats, comme en 1601 à Dijon où huit d’entre eux convaincus d’avoir marqué du mauvais vin, furent mis à l’amende et destitués.