DANIEL J. BERGER
Bientôt les vendanges, elles seront en avance — de quinze jours dit Arnaud de Butler, le propriétaire du château Trébiac dans les Graves, dont le 2015 a récemment été raflé à 12 000 exemplaires par 150 amateurs du cercle ‘Mtonvin’ (sa consigne à ceux qui le trouvent un peu fermé est de l’attendre au moins jusqu’à septembre).
Les vignerons de l’hémisphère nord commencent à se demander quel va être le bon moment, le meilleur moment, pour aller cueillir le raisin. Jean Giono a écrit quelques pages sur ce moment rituel. * Voici un passage du petit vin de Prébois. **
Quand donc le beau temps se prolonge loin dans la saison nous surveillons le mûrissement de nos raisins. Les quatre villages sont dispersés autour de notre petit quartier de vignobles. De Saint-Maurice et de Lalley on voit les vignes. Il suffit de sortir sur le pas de la porte, de se mettre la main en visière sur les yeux et on juge d’abord à la couleur des feuilles, qu’on voit de loin. Prébois qui est sur le plateau au-dessus de l’Ébron vient se pencher sur la pente et regarde comme nous. Quant à Tréminis, qui est enfoncé dans la vallée jusque sous le Ferrand, il faut qu’il vienne jusqu’au débouché, et de là, lui aussi, il regarde. Puis chacun s’en retourne chez soi et nous, Lalley ou Saint- Maurice, nous rentrons dans nos maisons et on discute le coup.
Est-ce qu’il va faire beau encore longtemps ? Est-ce qu’on ne risque pas de tomber tout d’un coup dans la neige ? Les femmes disent : « n’attendons pas ». Nous disons : « attendons un peu ». Le bon du vin est en balance. Certes la sagesse serait de profiter aujourd’hui même du bon soleil pour aller faire la vendange. Raisin rentré, qu’il vente, qu’il neige, il serait rentré…
Oui, si tout était là d’accord. Mais vous avez beau rentrer le raisin, s’il est mauvais, il le reste. Or, qu’est-ce que c’est qui le rend bon ? C’est ce soleil béni d’automne. C’est ce soleil pour qui nous tremblons. C’est ce soleil qui, d’un moment à l’autre, risque d’être noyé sous des nuages pour six à sept mois de rang. C’est ce soleil qui, tant qu’il reste, donne au vin presque un degré par jour. C’est maintenant que se préparent le goût et la couleur. Sois prudent si tu veux; évite-toi des regrets, vendange aujourd’hui et tu n’as pas fini de te racler la gorge. Et tu n’as pas fini d’avoir honte à chaque fois qu’on te parlera du vin de Pierre ou Paul qui, lui, est très réussi. Ta femme même, elle qui se presse, sera la première à te regarder en haussant les épaules. Tandis que, si tu consens à risquer quelque chose, même à risquer de tout perdre, si tu fais appel à tout ce que tu connais sur les probabilités du temps, si tu te hasardes à te confier à ta sciences en nuages et en vents et si (ce qui est bien plus difficile) tu arrives à tenir bon dans dans ménage, tu risques de tout perdre — c’est entendu qu’on n’en parle plus — mais tu risques de tout gagner. Et si tu avais le meilleur vin de l’année ? Qu’est-ce que tu en dis ? Est-ce que ça ne serait pas beau ? Et si ton vin était finalement si bon qu’on en parle ? Qu’est-ce que tu en dirais ? Si on finissait par dire : « vous savez, c’est un type, il s’y entend, il n’a pas peur… » Si tu voyais qu’on t’imite ? Si tu voyais qu’on regarde ce que tu fais pour vite faire comme toi ? Si tu voyais que tes avis sont parole d’évangile, est-ce que ça ne serait pas agréable ? Et qu’est-ce qu’il faut ? D’abord imposer silence ici dedans et décider qu’on vendangera quand je le dirai. Ensuite, se souvenir de tous les temps qu’il a pu faire en cette saison depuis vingt ans, même depuis plus, depuis le plus que tu pourras. Même si tu pouvais te souvenir de ce que disaient ton père et on grand-père il ne vaudrait que mieux. Et savoir comment ces temps sont venus. Si, quand ils sont venus, le ciel était bouché ou découvert; si les nuages montaient ou descendaient; s’il faisait bise, ou tramontane, ou montagnère, ou marin, ou vent de la rame, ou traverse. Si la lune était vieille ou nouvelle, ou pleine ou pas. S’il faisait chaud ou froid, brouillard ou clair. Ceci connu, sors et regarde; combine, prévois, ronge-toi le sang. Décide. C’est toi qui tiens tout dans tes mains. Déjà, depuis huit jours, ta femme ne t’adresse plus la parole et souffle comme un jars dès qu’elle te voit regarder le temps. Déjà elle vante à la cantonnade la sagesse de Pierre ou Paul qui, eux, ont commencé à vendanger. Déjà, elle prend les dieux à témoin qu’elle s’est mariée à un pauvre homme. Toi, combien de choses t’inquiètent ? Combien de fois la déroute s’est mise en ton cœur ? C’est le soleil qu’il s’est voilé. C’est la bise qui a traîné un nuage noir. C’est les montagnes qui ont mis leur bonnet. C’est les autres qui commencent ce que toi tu regardes. Enfin, un jour, que tu aies tenu bon ou non, vu juste ou non, tu dis : « Allons-y. » De toute façon, c’est le moment. les hommes ne peuvent pas faire plus que ce que tu as fait. Il y a une part d’incertitude en toute chose.
[…] Nous vendangeons dans la grande ombre des montagnes. Même s’il fait très beau, après sa poignée de longues aiguilles du matin, le soleil est constamment loin de nous. Dès dix heures, c’est déjà à quatre kilomètres de nous qu’il est blond. Nous, les hautes falaises du Ferrand nous tiennent dans l’ombre. Quand c’est très réussi, ce beau jour est le dernier de l’année et le mauvais temps ne commence pas le lendemain, mais le soir même, et nous rentrons nos raisins dans des rafales de grésil. Si cela se produit, alors nous sommes parfaitement contents, car nous n’aurons pas de regrets. Si par malheur, quand nous avons cueilli nos raisins, le temps se maintient au beau pendant quelques jours encore, alors nous n’avons pas fini de regretter tout ce soleil qui se perd, et avec lequel nous aurions pu faire un degré de plus ou un peu plus de sucre.