C’EST MÊME PAS DOM PÉRIGNON QUI A INVENTÉ LE CHAMPAGNE
Dans l’environnement médiatique envahi par les communications du Champagne et notamment du « Dom Pérignon », la REVUE DES DEUX MONDES a publié hier un entretien intitulé Dom Pérignon inventeur du Champagne : une fake news depuis deux siècles, avec Jean-Luc Barbier, chargé d’enseignement à l’Université de Reims, mené par Antoine Lagadec. Extrait.
Jean-Luc Barbier – L’attribution de la création du Champagne à Dom Pérignon est une fausse information, une fake news, qui se propage sans cesse depuis près de deux siècles au point de devenir une vérité dans l’esprit du public. Les Champenois, mais aussi les historiens, ont pourtant l’honnêteté de dire que le Champagne n’a pas été inventé par Dom Pérignon. La vérité est plus complexe. L’effervescence a été pendant longtemps et depuis l’Antiquité, un phénomène spontané et naturel qui affectait parfois certains vins. Elle était considérée comme un défaut, et les vinificateurs faisaient tout pour l’éviter.
Deux événements importants se sont produits en Champagne à la fin du premier tiers du XVIIème siècle. Dans un premier temps, certains Champenois ont conçu une véritable révolution œnologique en parvenant à élaborer un vin blanc, dénommé vin gris, à partir de raisins noirs. Auparavant, on élaborait des vins rouges avec des raisins noirs et des vins blancs avec des raisins blancs. Ce vin gris est le précurseur du Champagne effervescent. L’autre événement tient à la conservation du vin : alors qu’on utilisait le tonneau d’où étaient tirés tous les vins pour être mis en flacon au moment du service, des élaborateurs champenois ont eu l’idée de mettre ce vin gris en bouteilles après la vendange et de le garder en cave dans l’attente de le vendre.
À l’ouverture de ces bouteilles, au moment de la consommation, survenait parfois un pétillement et une effervescence plus ou moins intenses. Les premiers consommateurs de ce vin original et innovant étaient de jeunes aristocrates londoniens et parisiens excentriques et contestataires. Et les Champenois ont rapidement compris qu’un nouveau marché s’ouvrait pour un tel type de vin et ils ont entrepris de répondre à la demande de cette clientèle naissante. C’est une différence historique qui distingue le Champagne. Les autres vins étaient produits puis les vignerons cherchaient à les vendre, alors que le Champagne était élaboré sur commande pour répondre à la demande de la clientèle. Les premiers vendeurs étaient des commerçants entrepreneurs et dynamiques.
Au fil du temps, ces précurseurs ont cherché à comprendre l’effervescence. Pourquoi apparaît-elle ? Comment la provoquer et la maîtriser ? C’est une conception collective. Le processus d’élaboration du Champagne, depuis la plantation de la vigne jusqu’à la pose du bouchon sur la bouteille, est complexe et sa définition s’étale sur une longue période allant de la fin du XVIIe jusqu’à la fin du XIXe siècle. La mise au point de chacune des nombreuses étapes de l’élaboration, comme par exemple le pressurage, l’adjonction des liqueurs de tirage et d’expédition, le vieillissement sur lies, le dégorgement, s’est faite progressivement, de façon très empirique, au fil du temps, chaque élaborateur apportant sa pierre à l’édifice commun.
REVUE des DEUX MONDES – Quelle place occupe alors Dom Pérignon dans le Champagne ?
J-LB – Tout remonte à une lettre rédigée par Dom Grossard, dernier procureur* de l’abbaye d’Hautvillers (Marne, à gauche) durant la période révolutionnaire. Dans ce document écrit en 1821, soit plus d’un siècle après la mort de Dom Pérignon, il indique que ce dernier est l’inventeur du Champagne. Sans doute avait-il la volonté d’honorer la mémoire de son prédécesseur, mais il n’apporte aucune preuve à l’appui de son affirmation. À cet égard, il faut rappeler que le frère Pierre, disciple et contemporain de Dom Pérignon, n’a jamais fait état d’une quelconque découverte du Champagne par celui-ci.
Si la légende s’est amplifiée et a été reprise jusqu’à aujourd’hui, elle ne doit pas enlever à Dom Pérignon ses talents de gestionnaire, de vigneron et de vinificateur. Ce moine de grande piété, loin de l’homme paillard, ne buvait pas de vin. Sa gestion rigoureuse a contribué à la prospérité de l’abbaye. Pendant toute la période où il fut procureur, jusqu’à sa mort en 1715, il s’est occupé du vignoble de l’abbaye, l’un des plus étendus à l’époque, mais aussi de l’élaboration et de la commercialisation du vin. À ce titre, il a mis en œuvre une viticulture renouvelée, avec des méthodes exigeantes quant à la plantation, la sélection des cépages, la cueillette des raisins, le pressurage, la vinification. De grande qualité, ses vins étaient réputés dans toute la France et leur prix était très élevé. Dans un billet adressé à un client pour accompagner une expédition, il annonçait « le meilleur vin du monde. » Toutefois, aucun document ne permet de dire que les vins de Dom Pérignon étaient effervescents.