DANIEL J. BERGER
Chaque année au moment des primeurs à Bordeaux, on invente un vocable nouveau pour qualifier le bébé-millésime, emmailloté pour les yeux du monde accouru tout exprès. Cette fois-ci c’est « hétérogène ». 2012, année au climat bousculé — démarrage fantôme de la végétation, pluie au printemps et pluie en juillet, grisaille et chaud en août, arrivée du beau temps seulement en septembre — a inquiété sur ses chances de bonne naissance, après un 2011 assez faible. Le pendant inverse du 2010 né en splendeur, à la suite du 2009 tout en majesté.
Il y a dans l’atmosphère comme un léger stress : d’une parcelle à l’autre, d’une appellation à l’autre, d’une partie du vignoble aquitain à l’autre, , les résultats du 2012 sont fort inégaux, il pourra manquer de corps, de longueur, de contraste, ici un peu acide ou là trop végétal.
Exploration buissonnière en Médoc des caractéristiques de cette hétérogénéité.
Biturica ! (1) C’est le nom que se sont donnés sept propriétaires talentueux, jeunes ou moins jeunes, qui aiment leurs vignes, forcément sympathiques, une « nouvelle vague du sud médoc » née en 2002 (leurs vins ci-dessus). Objectif du groupe: montrer leur personnalité — traduisez: se différencier du classicisme ambiant, un peu réticent au changement. Ils dégustent et commentent leurs vins en commun, partagent leurs idées, échangent analyses, équipements et techniques.
L’accueil des membres de Biturica est situé à Macau, au Château Belle-Vue, où ‘Mtonvin’ nous a emmenés lors d’un précédent voyage-dégustation, le long de Château Giscours. Ils sont debout à côté l’un de l’autre, intervenant librement, y compris sur les vins du voisin, enjoués, camarades. Pas mal sont certifiés bio ou en passe de l’être. « La certification est une garantie pour le consommateur » précise Stéphanie Théron du Clos du Jaugueyron à Arsac, 3,35 ha à proximité de Cantemerle — une petite superficie de type bourguignon —, ajoutant que le mouvement bio en Gironde est progressif mais incontestable. Sur le 2012, elle dit : « ç’a été compliqué, beaucoup beaucoup de travail à la vigne, on n’a pas eu la quantité, mais la qualité y est. »
Dans leur cas, l’hétérogénéité résulterait des pratiques bio, « en restant en dessous des doses autorisées. »
Sophie et David Faure (ci-dessous) du Château Mille Roses, en souvenir de celles entretenues naguère par la mère de David (veuve, tuée dans un accident de voiture, le laissant orphelin à cinq ans : il s’est forgé le caractère en devenant sportif — éducateur et moniteur de parapente, où il a rencontré Sophie — ils sont beaux, s’aiment et ont deux enfants), possèdent 5 ha+ à Macau, en appellations Haut-Médoc et Margaux.
Proportion élevée de petit verdot à 15% (sur 35% de merlot et 50 % de cabernet sauvignon) qui ressort bien le fruit et maintient l’acidité — la vivacité dirait Jacky Rigaux —, plus présente qu’en 2011. Tendre, tonique et frais « grâce à un matériel végétal unique avec des clônes variés (2), et à des graves sableuses filtrant bien, avec une parcelle de palus de 90 ans. » Un 2ème vin AOC Haut-Médoc, L’Enfant (M à 80%).
Une hétérogénéité due à l’acidité assez inhabituelle, mais domestiquée, on reste quand même à Macau.
« Un mildiou virulent, une véraison (3) lente et brouillonne, une maturation tardive et soudaine, voilà ce qu’a été 2012, avec des écarts de température jour/nuit importants mais bons pour l’expression aromatique. Et puis des rendements faibles: avec 35 hl/ha on ne peut guère les qualifier d’élevés « (4) dit-on sur le stand de Château Paloumey.
Ce vignoble-là, 34 ha en AOC Haut-Médoc sur Ludon entre Cantemerle et La Lagune, n’a réellement que 20 ans d’existence, constitué avec patience par Martine Cazeneuve (à droite) avec l’aide de Daniel Llose, l’œnologue de Lynch Bages à Pauillac, sur un terroir abandonné en friche jusqu’en 1990. Le plus puissant des 8 dégustés (63% CS, 37% M). Je note 16/20 (depuis, Decanter l’a aussi noté 16/20).
L’hétérogénéité relève là des faibles rendements.
Clément Pichon à Parempuyre, replanté en 1976, a été reconstruit Renaissance dans les années 1880 par l’architecte Michel-Louis Garros, un mixeur de styles d’une siècle et l’autre, comme le font actuellement les Chinois (5). « On s’est efforcé de plus travailler les sols, et de veiller aux chais à une structure tannique tout en gardant le fruit, en utilisant jusqu’à 50% de barriques neuves. » Bien fait, plus léger que prévu, car la charpente est presque virtuelle (62% M, 33% CS et 3% CF).
Ici l’hétérogénéité vient de l’équilibre incertain entre tannins et fruit.
Pas besoin d’être petit pour être bio, Cambon-La Pelouse convertit ses 38 ha devignoble depuis 2009. Le propriétaire Jean-Pierre Marie qui avait un hyper Champion à Orgeval et a acheté Cambon en 1996, a changé d’œnologue au profit du flying wine-
maker Hubert de Boüard, copropriétaire d’Angélus, très admiré par Biturica pour sa maîtrise conjuguée des arômes et des tannins, Biturica qui loue en effet la « renais-
sance qualitative » opérée il y a une quinzaine d’années sur la rive droite, à Saint-Emilion et Pomerol surtout. Le 2012 (48% M, 47% CS, 5 PV) est plus structuré que le 2011 (re-goûté), déjà lié et fondu, sans trace excessive de boisé. Je note 15/20. Sorti à 8,80 € ht à La Passion des terroirs, la maison de négoce des Lurton.
L’hétérogénéité provient de la baisse de prix (8,95 € ht en 2011, 9,95 € ht en 2010).
La distinction entre Belle-Vue (15,5ha) et Gironville (5,23 ha) est un peu fictive, le second ayant été longtemps le nom du premier.
Les deux ont bénéficié des investis-
sements de Vincent Mulliez, ex-finan
cier pris de passion pour la treille (et injustement stoppé dans son élan par une crise mortelle d’épilepsie), précédés de ceux de Rémy Fouin, pépiniériste un temps propriétaire, devenu marchand de propriétés viticoles (et dont le frère possède Château Fontesteau à Saint-Sauveur (6). Après le départ de Vincent Mulliez, son épouse Isabelle a repris le flambeau, entourée d’une équipe pointue comprenant notamment les œnologues Christophe Coupez et Vincent Bache-Gabrielsen. L’encépagement de Belle-Vue a une proportion importante de PV (21%, et dans l’assemblage du 2ème vin, Bolaire, 40% !), 28% M et 51% CS. « Le ramassage a été rapide, il fallait garder absolument la qualité du fruit, et puis on a mis la totalité en barrique pendant une année. » J’ai noté 15/20 le Belle-Vue et 14/20 le Gironville (10% PV, 40% M, 50% CS).
L’hétérogénéité de l’ensemble est due à une identité un peu floue, le végétal ne s’exprimant pas au mieux, le petit verdot notamment. Et sans doute ici aussi de la baisse de prix (8,30 ht à La Passion des terroirs).
D’Agassac, propriété de Groupama, 27 ha à Ludon plantés à 50% M, 47% CS et 3% CF à 6 700 pieds/ha, s’en tire bien malgré une baisse de rendement, assez raisonnable à 43 hl/ha (55 en 2011), et grâce à un remarquable travail d’œnologue (nc). L’assemblage (45% M, planté en 1960, 55% CS) a eu lieu après 6 mois soit en barrique soit en cuve inox, et a pu ainsi trouver un bon équlibre tannin/acidité/fruit. J’ai noté 15,5/20 (et Steven Spurrier/Decanter 16,25/20). Sorti à 9,80 € HT chez La Passion des terroirs. Une bonne surprise à un prix raisonnable.
L’hétérogénéité de ce « bordeaux agaçant », 1er CB à équiper sa bouteille de capsule à vis (merci, enfin! qu’attendent les autres?) relève d’un rapport Q/P avantageux, 2012 le millésime des bonnes affaires.
Commence-t-on à comprendre ce que Bordeaux entend cette année par « hétérogénéité » ?
Château d’Agassac est aussi un château ex-médiéval pas trop abîmé au XIXème par les Garros et autres architectes à la Viollet le Duc, un bel espace pour abriter la dégustation organisée par les Crus Bourgeois. Allons-y.
À SUIVRE…